Plus nous vieillissons, plus nous voyons des amis disparaître. C’est une loi inéluctable que je n’accepte pas mais que je subis comme nous tous. J’aime le rêve des transhumanistes, cet espoir d’une longue vie, mais je ne peux m’empêcher de les maudire chaque fois qu’un décès me touche de près. La théorie s’effondre au contact de la réalité. Nous avons beau vivre un progrès exponentiel, nos vies ne se heurtent pas moins aux anciennes barrières.

Le premier avril, j’étais à Paris en train de déjeuner avec Narvic quand un SMS a réveillé mon iPhone. « Claude s’est suicidé, m’écrivait ma femme. » J’ai eu un blanc, une césure. J’ai échangé quelques mots avec ma femme, puis j’ai continué à parler avec Narvic, peut-être une fois de plus persuadé que le partage est ce que nous avons de plus précieux et que tout le reste est illusoire.

Pas une seconde, je n’ai pensé à une blague du premier avril. Depuis le mois d’octobre, j’avais des nouvelles régulières de Claude par Rémi et je savais qu’il luttait contre un cancer. Quand il a sentit qu’il ne pourrait plus bientôt être lui-même, il a préféré s’en aller pour ne pas s’imposer et imposer à sa femme et à son fils de seize ans le spectacle de sa déchéance.

J’écris ici ces quelques mots parce que je n’avais aucune raison de m’exprimer lundi dernier lors des obsèques de Claude. La plupart de ses amis de longue date ne me connaissaient pas, pas plus que ses frères et ses sœurs. Ils ne pouvaient pas savoir que Claude avait été pour moi un éveilleur de conscience.

Je suis le fils d’un pêcheur, lui-même fils d’un pêcheur et ainsi de suite. Quand j’ai rencontré Claude au début des années 1980, j’avais lu beaucoup de SF, beaucoup de BD, écouté beaucoup de punk rock mais je n’avais aucune idée de la vastitude de notre histoire esthétique. À cette époque, Claude, lors de précieuses rencontres, m’a révélé des possibilités auxquelles mon milieu ne m’avait pas préparé. Ainsi l’amitié ne se mesure pas tant aux heures passées ensemble qu’à l’intensité des échanges.

Presque malgré moi, j’en reviens à l’idée centrale que j’ai développée dans Le peuple des connecteurs : le rôle vital des liens qui nous unissent les uns aux autres. Hier, en commençant la lecture de Participatory Spirituality, je suis tombé sur ce passage :

If you regard spirituality as centrally about liberating relations between people, then a new era of participative religion opens up, and this calls for a radical restructuring and reappraisal of traditional spiritual maps and routes.

Je suis sûr que Claude, tout aussi athée que moi, aurait accepté cette idée. Il m’avait jadis conseillé de lire Ma vie de Kokoshka, un livre qui l’avait marqué. Il avait ainsi tressé entre lui et moi un lien, celui d’un temps partagé à lire le même texte, un temps qui nous liait à Kokoshka lui-même et à ses contemporains. Pour cette seule raison, j’ai envie de continuer l’aventure, de continuer de lire, d’écrire, de partager.

montserat
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Après avoir appris la mort de Claude, je me suis demandé une nouvelle fois à quoi bon théoriser, à quoi bon essayer de comprendre ce qui ne va pas, essayer de deviner des solutions. Le lendemain des obsèques, un peu abattu, je suis parti avec ma femme me promener. Nous avons fini presque par hasard à Barcelone, une ville que Claude aimait beaucoup.

Jeudi, nous nous sommes retrouvés à arpenter les chemins de la Sierra de Montserrat, où les moines ont façonné le paysage, traçant des routes vers des points de vue merveilleux. Je ne partage pas la croyance des moines mais je partage leurs gestes, je ressens une force qui émane de chacun de nous, une force qui me donne envie à mon tour d’ajouter un petit détail à ces paysages grandioses. Alors peu importe les théories, leur degré de véracité, les raisons, les motivations, tant qu’elles nous aident à construire ce monde qui nous exalte pour peu que nous lui accordions de l’attention.

Si à dix-huit ans je n’avais pas croisé Claude, je serais incapable d’écrire ce que j’écris et surtout de ressentir ce que je tente d’exprimer forcément maladroitement. La conscience que j’ai du monde ne dépend que des rencontres qui m’ont construit, celle avec Claude parmi les plus importantes pour moi, même si cet évènement est sans doute passé inaperçu aux yeux de ses proches.

J’écris aussi pour son fils, qui suivra une autre route, fera à son tour des rencontres, pour mes fils, pour moi surtout peut-être pour que je n’oublie pas et puisse me relire de temps à autre. L’aventure continue, grâce à Claude, grâces aux moines de Montserrat, grâces à tous ceux qui nous ont précédés.

Claude aimait le jeu. Je n’ai passé qu’une nuit à jouer avec lui au tarot, j’ai une autre fois essayé de l’initier au jeu de rôle, nos espaces ludiques ne se croisaient guère, mais le jeu était pour lui fondamental comme il le reste pour moi. Quoi que je fasse, je n’oublie pas que je joue. Quand j’avance une idée, c’est comme si je déplaçais une pièce sur un échiquier.

Claude a eu la même attitude jusque dans les dernières minutes de sa vie. Il a prononcé ses derniers mots avec Rémi, au téléphone, pour lui expliquer avec son humour habituel que la partie était terminée pour lui. Claude était une espèce de chevalier au grand cœur. Il est mort comme un de ces grecs antiques dont il avait étudié l’histoire, sur le champ de bataille, avec pour seul espoir que sa mémoire se prolonge parmi nous, dans ce vaste espace que les philosophes appellent le monde intersubjectif.