À quoi ressemble notre structure sociale ? Nous ne le saurons peut-être jamais, notamment parce qu’elle se transforme sans cesse. Nous pouvons en tout cas aujourd’hui nous la représenter de deux manières assez différentes, comme une pyramide ou comme un réseau. En fonction de la représentation choisie, la nature de l’engagement politique change du tout au tout.

Cas de la pyramide

Dans une pyramide, plus on s’élève plus on a du pouvoir. On peut par exemple dire qu’un chef a deux fois le pouvoir de ses subordonnés réunis, eux-mêmes ayant deux fois le pouvoir de leurs subordonnés. Dans un tel cas, nous avons une croissance exponentielle du pouvoir. Un président, un roi ou un dictateur a donc un pouvoir démesuré par rapport à ses sujets.

Prenons un problème comme les dérèglements climatiques. Dans un système pyramidal, les individus peuvent bien agir par eux-mêmes, ils ne changeront pas grand-chose, vu leur faible pouvoir. Au mieux, par leurs actes, ils peuvent éduquer la hiérarchie. C’est un processus a priori lent.

Pour que les choses changent vraiment, rapidement, elles doivent changer par le haut. En tant qu’activiste écologique par exemple, on doit donc chercher à prendre le pouvoir (élection, révolution…) ou faire du lobbying auprès des hiérarques. Cette attaque par le sommet apparaît comme le seul espoir.

Quand des organisations comme le FMI créent plus de mal que de bien, il faut de même les attaquer frontalement. Tenter de les décapiter, tenter de faire changer les lois qui les financent. La résistance individuelle, si elle ne fait aucun mal, ne changera pas la situation. Elle ne fait que préparer le terrain pour des changements qui viendront d’en haut.

Cas du réseau

Dans le réseau décentralisé et distribué, il n’y a pas de centre, pas de point de pouvoir privilégier, juste des hubs beaucoup plus connectés que les autres.

On peut évaluer le pouvoir d’un nœud aux nombres de connexions qui le lient aux autres nœuds ainsi qu’à la qualité de ces liaisons. Dans une certaine mesure, le pouvoir est beaucoup mieux réparti dans un réseau que dans une pyramide ce qui autorise l’émergence de ce que j’ai appelé le cinquième pouvoir (sa possibilité d’émergence ne veut pas dire qu’il ait effectivement émergé aujourd’hui de manière significative).

Dans cette perspective, suivant la logique réseau, les nœuds anonymes, bien que moins influents que les hubs, surpassent vite, une fois cumulés, les pouvoirs officiels ou reconnus. Il devient alors possible de s’attaquer aux problèmes du monde à l’échelle locale, au niveau individuel, sans nécessairement chercher à progresser dans une hiérarchie qui est en train de se déliter.

Cette méthode apparaît par ailleurs la plus efficace, potentiellement la plus rapide, parce ce qu’elle est capable de maximiser les énergies et le pouvoir de changement.

Où en sommes-nous ?

La société évolue, c’est dans sa nature. Les nouvelles technologies favorisent les interconnexions, donc la mise en réseau. On ne peut pas le nier. Les cartographies sociales révèlent de plus en plus cette structure en réseau. Elle n’est pas ancrée dans nos cerveaux mais elle n’en est pas moins là et fait son chemin.

Mais il ne sert sans doute à rien de se disputer pour savoir si la société est aujourd’hui plutôt pyramidale ou plutôt en réseau. L’histoire nous répondra plus tard. Il faut en attendant que des gens cherchent à faire changer les choses suivant les deux perspectives.

En plus, si le monde est une combinaison des deux perspectives, les deux méthodes doivent être combinées. C’est l’approche la plus pragmatique. Ne privilégier qu’une perspective, notamment pyramidale, me paraît en tous cas aujourd’hui dangereux.

Et ce n’est pas parce qu’apparemment l’approche en réseau n’a pas révolutionné le monde qu’elle est inopérante. Elle aura son heure de gloire si le réseau continue de se densifier.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les grands gagnants de la structure pyramidale refusent de reconnaître le réseau et tentent même d’entraver son développement. C’est un monde qui leur est étranger et dans lequel ils ne seront plus les maîtres, notamment parce qu’ils ne disposent pas des compétences pour briller dans ce nouvel environnement. Par exemple, dans un réseau, l’intelligence émotionnelle semble beaucoup plus vitale que dans une pyramide où l’autoritarisme et l’intelligence rationnelle prévallent souvent.

Le réseau ne serait-il pas une illusion ?

Quand on regarde le monde aujourd’hui, on a l’impression que les centres de pouvoir n’ont jamais été aussi puissants. De nouveaux centres mondiaux, comme le FMI, étant d’ailleurs en train de prendre de plus en plus d’importance. Nous serions entrés dans une hyper-pyramide.

Il faudrait tout d’abord se demander comment on voit le monde. Par quelle lorgnette ? Si c’est par celle de structures elles-mêmes pyramidales et suivant leur propagande, notre vision du monde est totalement faussée. Et même quand on tente de regarder en biais, par les blogs par exemple, il faut se méfier. Comme la plupart des blogueurs regardent en seconde intention par la lorgnette pyramidale, leur propre vision est elle aussi déformée.

De mon côté, j’essaie de voir par la lorgnette des réseaux, une lorgnette elle aussi déformante, mais elle me montre autre chose. Je vois dans le renforcement des structures centrales le signe qu’elles ont identifié le danger. Elles se renforcent pour lutter contre un changement qu’elles comprennent mal… et qui, comme tout ce qui est mal compris, engendre un sentiment de peur et de défense.

Et si le FMI agit d’une manière si dramatique dans les pays pauvres c’est peut-être, non à cause d’un dessein maléfique comme les anticapitalistes le croient, mais plutôt par un manque total de lucidité. Le FMI agit suivant une perspective qui n’est peut-être plus adaptée au monde d’aujourd’hui. Le FMI se complait encore dans le colonialisme, symbole même du modèle pyramidal.

La peur du changement fait faire n’importe quoi. Elle peut conduire à la guerre. Faute de ne pouvoir agir, nos institutions ne conservent plus qu’un pouvoir de nuisance, le pouvoir de prendre des décisions plus catastrophiques les unes que les autres. Ce n’est pas quelques succès épisodiques, comme la suppression de la peine de mort, qui suffiront à justifier leurs pratiques démodées.

Nos institutions centrales manquent de clairvoyances. Plongée au cœur de la crise qu’elles n’ont pas su prévoir, elles prévoient la sortie de la crise grâce à leurs mesures. Mais ça n’a aucun sens. Les institutions n’ont rien compris à ce qui se passaient, elles agissent parce qu’elles ont le pouvoir, avec leur arrogante assurance, mais au fond elles ne prennent aucune décision novatrice car elles sont engluées exclusivement dans l’ancienne perspective pyramidale.

Alors oui, il faut tenter d’agir sur ces institutions pour faire changer le monde, mais surtout pas que sur elles. Malheureusement la politique qui fait du bruit n’use que de ce levier. J’ose espérer que celle qui ne fait pas de bruit, celle qui ne se voit pas par la vieille lorgnette pyramidale, en expérimente d’autres.