Les sites web ont été imaginés pour stocker des informations et les afficher à travers des navigateurs. Ce fut une révolution, notamment grâce à l’hypertexte décentralisé, mais aussi une façon de traduire à l’écran ce que nous connaissions sur le papier. Il suffit de voir à quoi ressemblent encore les sites des journaux (où même les blogs). À des journaux traditionnels ! Très loin du look Google ou des services 2.0 les plus avancés. On reste dans l’ancien monde de Gutenberg.
Le web s’attachera-t-il longtemps à ce passé poussiéreux ? Je ne crois pas. Le web 3.0 n’existera jamais. Le web n’était qu’une étape transitoire, une façon de porter vers le numérique ce dont nous disposions déjà, un nouveau monde, certes, mais attaché à l’ancien monde. Incapable de vivre sans lui (d’où le problème du piratage qui n’est autre que le phagocytage de cet ancien monde).
Ce que nous avons appelé le 2.0 n’était pas une révolution du web mais l’arrivée massive de services. Nous avons inventé notre boîte à outils : coopération, diffusion, recherche, agrégation… Ces outils nous aident à manipuler l’information et à la faire circuler.
Notre fusée peut maintenant lâcher son premier étage qui jadis la connectait au sol. Elle s’élève vers quelque chose de neuf, un cyberspace dans l’esprit de Gibson, un univers de flux qui se croisent et s’entrecroisent, s’éclairent mutuellement, se dissolvent, se reconstruisent ailleurs… phénomène évoqué par Nova Spivack.
L’idée d’un lieu de lecture privilégié et monétisable, le site web, est révolue. Nous avons des sources d’informations, les blogs par exemple, qui propulsent l’information pure dans le cyberspace. Puis elle circule, s’interface, se représente, se remodèle. Elle n’a plus une forme donnée, une mise en page, mais un potentiel formel qui peut s’exprimer d’une infinité de façons. Je me moque de la forme originelle quand je lis sur un agrégateur, éventuellement ouvert sur mon mobile.
Nous allons sur le web pour publier, régler nos tuyaux à flux, les brancher les uns sur les autres, les combiner, les croiser, les filtrer, les comparer… Nous y affutons notre moteur et puis notre vie numérique se passe ailleurs. Dans notre desktop, nouvelle génération de navigateur, sorte de récepteur de flux, où tout se combine et prend forme.
La fin du web, l’âge des propulseurs
Les sites deviennent des bases de lancement. Nous n’avons plus besoin de les visiter. Ils ont leur importance, tout comme celui qui parle a de l’importance, mais nous n’avons aucune raison de nous trouver en face de lui pour l’entendre. Nous pouvons le lire ailleurs, l’écouter ailleurs, le voir en vidéo ailleurs…
Cette pratique est à vraie dire fort ancienne, familière au monde de l’édition. Pour un texte, la forme est transportable, c’est la façon dont les idées et les scènes s’enchaînent, dont elles sont rendues, écrites… Le fond et la forme font bloc. La mise en page est une forme supplémentaire qui, le plus souvent, intervient en fin de chaîne. D’une manière générale, un même texte est lisible de plusieurs manières au fil des éditions (cartonné, souple, poche, luxe…).
Dans le monde des flux, comme dans celui de l’édition, la forme finale garde une grande importance mais elle n’est plus gérée à la source. C’est le desktop qui agrège les flux, se charge du rendu. Suivant les desktops, nous aurons des philosophies différentes. Des templates s’y grefferont. Tout changera encore en fonction du device de lecture (ordinateur, téléphone, reader…).
Un modèle que nous croyons stabilisé, celui du web, s’écroule. Il restera peut-être des boutiques, des points localisés d’interface avec la réalité matérielle, mais pour tout le reste, pour tout ce qui est numérisable, le point d’entrée localisé n’a plus aucun sens. L’information sera partout, dans un état d’ubiquité et de fluidité. Les liens se réorganiseront dynamiquement, bidirectionnellement, un peu comme les signaux dans un cerveau.
Le web ressemblait au monde de la presse.
Le flux ressemblera au monde du livre, un monde où les livres seraient vivants, où chaque mot pointerait vers d’autres livres, où chaque phrase engendrerait des conversations avec l’auteur et les lecteurs. Ce n’est sans doute pas un hasard si de nouveaux readers voient sans cesse le jour en ce moment même. Nous devons pouvoir incarner le flux où que nous soyons.
Nous allons pousser des données dans le flux global. Certains d’entre nous se contenteront de régler la tuyauterie, d’autres d’envoyer avec leur blog des satellites en orbite géostationnaire, d’autres de courts messages microblogués, juste des liens, des sourires, des impressions pendant que d’autres expédieront des vaisseaux spatiaux pour explorer l’infini, des textes longs et peut-être profonds.
Le temps des propulseurs est venu.
Notes
- Auteur, blogueur, éditeur, commentateur, retwitter… sont des propulseurs. Le consommateur passif est en voie de disparition. Si j’aime quelque chose, je le dis, donc je propulse.
- Dans la logique du web actuel, un éditeur ne diffuse dans ses flux RSS que les résumés de ses articles. Le but étant de renvoyer du trafic à la source.
- Dans la logique des flux, brider en sortie le flux RSS est une absurdité puisque la source n’est qu’un propulseur. Brider revient à refuser d’être lu. Plus personne n’aura envie d’aller visiter le propulseur.
- Tous les sites médias brident leurs flux pour tenter de préserver l’ancien modèle publicitaire. Alors qu’ils survivent avec difficulté sur le web et envisagent presque tous de revenir au modèle payant, un monde plus radicalement éloigné du leur apparaît. J’anticipe des jours de plus en plus sombres pour l’industrie de la presse.
- Les journaliste qui deviendront des propulseurs s’en tireront. Ils apprendront à régler la tuyauterie. Nouvelle génération de plombiers.
- Reste à inventer les outils de statistiques adaptées aux flux, comme les outils de monétisation des flux. Mais ceux qui attendront ces outils pour changer de paradigme seront une nouvelle fois laminés.
- Peut-être que la monétisation s’effectuera au moment de la lecture sur le modèle iTune. Je vois l’intérêt pour une œuvre originale, par exemple la nouvelle de Gwen, mais quel intérêt pour une news reprise partout sans guère de variation ?
- J’aime Twitter parce que c’est une technologie de lifestream qui révolutionne le web et nous fait enter dans l’ère des flux. J’aime Twitter parce qu’il devient un protocole auquel nous donnent accès des applications tierces. J’aime Twitter parce que je ne vais jamais sur Twitter. Je ne devrais même plus parler de Twitter mais uniquement d’une Federal Public Timeline. Elle m’aide à propulser mes textes et mes idées passagères dans le cyberspace naissant.
- Le cyberspace nait aujourd’hui même. Le web restait dépendant de l’ancien monde matériel. Voilà pourquoi les marchants ont été les premiers à s’y épanouir.
- Nous devons générer les flux avec nos outils, les mixer avec nos outils. Les flux doivent circuler et n’appartenir à personne sinon à leurs propulseurs respectifs. Nous sommes encore loin d’en être là mais c’est la direction. Un web où les sites s’effacent au profit de ce que nous avons à dire et à échanger.
- Ainsi Twitter devra être remplacé par un protocole décentralisé et robuste. Les développeurs y réfléchissent.
- C’est à Mozilla de devenir un desktop pour agréger tous les flux. Seesmic et cie ont peu de chance de se tirer d’affaire.
- Notre identité numérique sera concentrée sur notre point de propulsion, c’est là qu’elle s’incarnera, c’est de là qu’elle essaimera dans le cyberspace.
- Je crois aussi que le point de propulsion doit être open source, pour que notre identité n’appartienne à personne. WordPress est le meilleur point actuel. Mais sans doute trop marqué par son passé blog. Il faut un outil ou des outils capables de gérer tous les types de propulsion possibles.