Hier soir, presque par hasard, j’arrive sous la halle de Villeréal après une conférence de Philippe Dessertine, auteur de Ceci n’est pas une crise (juste la fin d’un monde). Avec Isabelle, nous échangeons quelques mots avec lui. Je ne connais rien d’autre de lui que ce qui est passé entre nous en quinze minutes. Donc tout ce que je vais dire de Dessertine doit être pris entre guillemets. Je lirai son livre mais j’aime aussi ces contacts brefs où beaucoup de choses transparaissent.
Je me suis présenté comme quelqu’un qui ne s’intéresse pas à la crise économique mais à la crise de la complexité qui comprend l’économie à laquelle je connais peu de chose, pour ne pas dire rien. Au fil de la conversation, je devine que Dessertine défend une gouvernance mondiale construite autour du G20, une banque mondiale, une monnaie unique (c’est un nouveau monde ça ?).
J’évoque l’univers dans lequel je vis, celui des gens que je connais, qui au contraire défendent une démultiplication des monnaies. Il me dit que dans les années 1930 aussi les gens avaient l’impression de communiquer plus que jamais, de se parler par delà les frontières… et que nous connaissons la suite. Dessertine pense qu’il faut un liant social qui atteigne tout le monde, qui ne laisse pas des oppositions se cristalliser. Dessertine pense que la monnaie est le meilleur candidat. Il faut commencer par là avant d’imaginer refonder la démocratie et la société.
Je crois pour ma part que notre situation ne ressemble à aucune autre ne serait-ce que parce que nos technologies se développent à un rythme exponentiel, ce qui veut dire que les années 1930 sont à des siècles du point de vue technologique. Regarder l’histoire, c’est bien, mais regarder le présent, c’est pas mal aussi. On ne peut pas penser l’économie en négligeant la révolution numérique ou, pour être plus précis, La révolution réticulaire (ça pourrait être le titre d’un livre).
J’ai eu l’impression que Dessertine pensait que nous risquions d’inventer un nouveau communautarisme avec nos réseaux, notamment la communauté des connectés face à celle des non connectés (un peu le sujet de mon twiller).
Des monnaies particulières ne risquent selon Dessertine que de renforcer le communautarisme et de nous préparer au pire. Dans Le Cinquième pouvoir, j’ai déjà levé cette objection qui ne cesse de ressurgir. Les observateurs extérieurs oublient que nos communautés, nos îles sur le Net, sont des TAZ. Le T est très important : TEMPORAIRE. Nous sommes dans la dynamique, le biologique, le reconfigurable à volonté. Rien n’est là pour durer mais pour s’adapter aux circonstances.
Nous ne créons pas des monnaies pour l’éternité mais pour des opérations particulières. Nous les créons pour qu’elles conviennent au mieux à ce dont nous avons besoin puis les laissons tomber. Cette monnaie peut lier des millions de personnes d’un bout à l’autre de la planète. Derrière ces nouvelles monnaies il n’y a aucune notion de localisation, de local, de frontière…
Ce dont nous avons peur c’est d’une monnaie unique, qui certes sera comprise par tous, atteindra tout le monde, mais par son unité sera facile à contrôler et vulnérable.
Dans mon nouveau livre, je montre qu’une démocratie planétaire peut verser dans la dictature planétaire assez facilement. Dans ce cas, plus aucune force concurrente ne peut contrebalancer la dictature qui s’installe.
Dessertine nous a dit qu’en Europe nous avions réussi l’union monétaire, le lien entre les petits et les grands pays. Pour moi, la fusion tue la compétition donc l’innovation. La concurrence interne n’est pas réellement une concurrence libre (c’est une des raisons qui me font rejeter l’idée de superorganisme – j’y reviendrai). Si l’Europe s’en tire, c’est parce qu’il existe quelque chose hors de l’Europe. Il serait dangereux de croire que ce qui marche pour l’Europe marcherait pour le monde.
Si nous aboutissons à une monnaie mondiale, nous risquons d’étouffer notre créativité économique. J’ai poursuivis cette réflexion après avoir quitté Dessertine. Mais Internet alors ? N’est-ce pas un réseau unique, avec un protocole unique ? N’est-ce pas pour cette raison qu’il se développe à la vitesse que nous connaissons ?
En vérité, Internet est un réseau de réseaux, un interfaçage de zones techniquement hétérogènes sur lesquelles ont a implanté un protocole unique, TCP/IP. C’est aujourd’hui d’ailleurs un frein à son développement. Les scientifiques cherchent à virtualiser le réseau pour pouvoir y tester de nouveaux protocoles plus performants, ce qui nécessite une mise à jour de tous les rooters.
Internet en fait évolue peu comme le regrettent tous les experts. C’est le Web, greffé sur lui qui évolue parce qu’il est ouvert et qu’aucun pays n’a de prérogative sur lui. Une monnaie mondiale peut-elle être aussi versatile ? Aussi ouverte à toutes les initiatives ? L’équivalent monétaire du Web n’est-ce pas Open Money ? Un protocole monétaire plutôt qu’une monnaie ? Les économistes devraient regarder de ce côté. Nous avons déployé le Web plus vite qu’aucun autre système dans l’histoire de l’humanité. C’est là qu’œuvre l’intelligence aujourd’hui.
Mais n’existe-t-il pas une dualité inconciliable ? Nous avons en même temps besoin de liants qui traversent toute la société, la monnaie, le réseau, le système immunitaire, en même temps de concurrence pour qu’il y ait évolution, donc vie. L’universalisation tue la vie, la trop grande disparité implique l’isolationnisme. Je vois la solution entre le tout et les parties dans les TAZ et dans les protocoles qui pourraient réguler leur création et leur destruction.