« Vous êtes tous pourris, vous avez compris ? Vous êtes en état avancé de décomposition. Vous n’existez même pas. » Voici comment je pourrais résumer la pensée de Finkielkraut au sujet du Net après avoir écouté son entretien avec Pierre Lévy organisé par Michel Alberganti sur France Culture.

Mise en garde. Ma lecture est biaisée. Je suis en train d’écrire un livre sur la fluidification de l’information, de la société et de l’homme. Pour moi, c’est un phénomène en grande partie positif, même s’il engendre pas mal de bouleversements (mais le bouleversement est-il négatif ?).

Quand Finkielkraut s’exclame que « Le net est le lieu de la liquéfaction. », je ne peux qu’être d’accord mais, contrairement à lui, je ne trouve pas ça catastrophique. Deux visions s’opposent. On revient à l’éternel débat entre essentialistes et anti-essentialistes.

De l’auteur

En 2001, Finkielkraut écrit : « Il y avait l’autorité du prêtre, il y avait l’autorité du maître, il y avait l’autorité de l’auteur : tous ces surmois sont engloutis dans le grand pêle-mêle numérique. » Bonne analyse mais c’est pas une catastrophe. Au contraire. L’autorité n’est plus nécessairement concentrée dans une personne, bien qu’elle puisse encore l’être ; elle peut aussi se distribuer dans un groupe qui a la particularité de ne pas être centralisé (s’il l’était on se retrouverait dans l’ancien paradigme).

Arrive l’idée d’intelligence collective de Pierre Lévy. Un groupe de gens qui interagissent, partagent des connaissances, discutent, aboutissent collectivement à une forme d’expertise. D’une certaine façon, nous en sommes là sur ce blog. Les uns viennent rappeler les ignorances des autres, apporter des pistes de lectures… et peut-être que ça nous fait avancer. En tous cas ça me fait avancer autant que de lire des experts ou même des auteurs auréolés de leurs césars.

Je ne dis pas que les experts comme les auteurs n’ont plus d’importance, je dis simplement que des collectifs peuvent aussi produire une expertise et, pourquoi pas, une œuvre. Qui nous dit que les flux de certains blogs ne seront pas plus tard considérés comme des œuvres.

Franchement, si dans cent ans nos descendants relisent nos échanges, je pense qu’il y aura de quoi se marrer et de toucher à quelques unes des particularités de notre temps, plus que dans n’importe quel roman à la noix publié aujourd’hui. Nous n’avons pas l’once d’un outil critique pour juger ce que nous sommes en train de produire. Je crois que nous pouvons voir l’ensemble des contenus postés sur un blog comme une œuvre collective. La recherche du temps perdu du vingt-et-unième siècle est peut-être là.

Bien sûr que nous avons besoin des œuvres pour nous construire mais ces œuvres ne sont plus nécessairement l’œuvre d’un homme en particulier. C’est d’ailleurs un truisme. Une ville est une œuvre, une œuvre collective, tout comme de nombreux bâtiments. La culture humaine est une œuvre collective. La Bible est déjà une œuvre collective.

De la démocratie

Pour Finkielkraut, le concept d’intelligence collective est éminemment démocratique, d’une démocratie qui serait extrémiste et populiste. Il confond égalité et liberté.

Les fourmis développent une forme d’intelligence collective sans que nous ayons besoin de parler pour elles de démocratie. Pour moi, il n’y a aucun lien entre les deux concepts, aucun amalgame possible. Une équipe de foot développe une intelligence collective, un peloton de cyclistes aussi tout comme des oiseaux qui volent en flotte.

Il y a intelligence collective quand des agents coopèrent et produisent ensemble quelque chose que seuls ils ne pouvaient réaliser (l’intelligence ne poursuit pas ce qui est bien – notion trop humaine). Wikipedia est en ce sens le fruit d’une intelligence collective et elle dépasse toutes les encyclopédies créées par des intelligences collectives qui reposaient sur des groupes beaucoup plus réduits. Le web résulte d’une intelligence collective gigantesque qui nous permet de lier entre eux toutes nos connaissances.

La liberté est dans ce cas fondamentale : chacun a le droit de lier entre elles les informations qu’il désire sans rien demander à personne. Donc la démocratie favorise a priori l’intelligence collective, elle lui donne plus d’ampleur et nous pouvons rêver de plus de démocratie pour aboutir à plus d’intelligence collective.

De l’intelligence

Pour Finkielkraut, le monde de l’intelligence ne serait pas égalitaire, la démocratie ne s’y appliquerait pas. Oui mais quel rapport avec le net ? Il explique que dans le domaine de l’intelligence, du génie, du talent… il y a des hiérarchies.

Soyons clair, ces hiérarchies sont toutes relatives. Les auteurs qu’on place au pinacle à quinze ans ne sont pas les mêmes que ceux qu’on choisit plus tard. Quel serait l’âge idéal pour définir la hiérarchie idéale ? On voit tout de suite dans quel embarras on se trouve.

Finkielkraut semble surtout ignorer que le web est hiérarchisé : popularité, autorité, tagué… Sans ces hiérarchies, il n’y aurait pas de Google. Mais ces hiérarchies sont relatives soit à des algorithmes, soit à des classements manuels. Ces hiérarchies cohabitent, se concurrencent.

Le web n’est pas un monde égalitaire mais un monde de liberté. Je ne vois pas de rapport entre égalité et liberté. C’est la démocratie qui tente de lier les deux concepts mais le web n’est pas démocratique. Il est fraternel peut-être, libertaire à coup sûr, mais pas égalitaire. Deux hiérarchies ne se valent pas, ça n’a tout simplement aucun sens de les comparer.

Du fleuve

Finkielkraut a peur de la surproduction engendrée par le web, de cette vague gigantesque qui noie tout. N’a-t-il pas peur d’être noyé lui-même ? Bien sûr qu’il est plus difficile que jamais d’émerger, bien sûr que le populisme favorise les œuvres les plus faciles (celles de Finkielkraut justement)… mais est-ce différent d’avant ? Flaubert ne cesse de se plaindre des imposteurs de son temps. Déjà il y avait assez de médiocres pour ensevelir les génies. Rien de neuf. On a juste changé d’échelle tout en inventant des outils de filtrage pour naviguer dans cet océan.

C’est ça qui énerve le plus les apparatchiks. On n’a plus besoin qu’ils servent de phare pour retrouver notre chemin. On peut établir nos hiérarchies, on peut explorer la longue traîne. Et si des œuvres géniales existent, nous finiront par les pêcher.

Finkielkraut ne supporte pas cette idée qu’il peut exister des propulseurs, des manipulateurs d’œuvres, des remixeurs… il rêve encore d’un temps où l’œuvre avait une réalité quasi idéale. « Tout devient manipulable, mais ça fait peur, dit-il en gros. Que le gouvernement ait ce pouvoir, c’est une chose. Mais que tout le monde l’ait aussi, c’est terrible. » Je trouve pas ça terrible. Nous jouons enfin à armes égales. Nous ne sommes pas égaux, loin de là, mais nous avons accès au même arsenal.

Dans mon prochain livre je cite Bruce Chatwin. « Les nomades n’ont pas de domicile fixe en tant que tel. Ils compensent cette absence en suivant des sentiers de migration immuable. » Ce qui se passe sur le web est de cet ordre là. Nous avons tout simplement changé de représentation du monde. L’espace web existe comme les sentiers de migration. On peut se repérer par rapport à lui comme le navigateur par rapport aux côtes. On parle de flot et de flux mais aussi de fleuve. Or le fleuve, c’est l’eau qui s’écoule en même temps que la berge. Nous construisons notre berge en traçant des liens qui dans notre monde ont une réalité incontestable. Le solide existe, il a simplement changé de nature. Faut regarder au bon endroit.

De la régression collective

Pour finir Lévy, qui dans ce débat parle peu mais parle juste, résume la position de Finkielkraut. « Tout ce que vous dites contre Internet d’autres l’ont dit avant vous contre l’écriture, contre l’imprimerie, contre les calculatrices de poche… » Finkielkraut s’exprime comme un disque rayé. Il prend un texte de la renaissance, par exemple De laude scriptorum manualium de Johannes Trithemius en 1492, et il remplace imprimerie par internet et le tour est joué.

L’homme parle bien, il tient le crachoir. Favorisé par Alberganti, il ne fait que nous dispenser son conservatisme affligeant. Faisant l’éloge de la difficulté, l’opposant à l’instantanéité. Si ce n’est pas un reliquat de ce vieux réflexe franchouillard : il faut en chier pour réussir ? Comment penser un monde réticulaire quand on est incapable de concevoir autre chose qu’une société pyramidale, où l’école n’a d’autre but que d’amener une élite au sommet de la pyramide ?

Finkielkraut se lance ensuite dans un éloge de la pluralité. Or, la pluralité, l’individualisme, l’individuation ne peuvent se développer qu’avec la liberté (démonstration dans le chapitre 4 de mon prochain livre). Justement, Internet nous laisse espérer un accroissement de cette liberté. L’idéal de Finkielkraut ne peut être poursuivit que par l’outil même qu’il dénonce, outil qui s’inscrit dans une longue tradition qui remonte au tout début de l’écriture et même avant… dénoncer la technique est ridicule, le livre est une simple interface de lecture, une technique comme une autre.

Finkielkraut a le toupet de se placer en défenseur de la diversité alors qu’il donne sa définition à toute chose, puis bâtit son raisonnement sur sa définition… même après qu’elle ait été mise en cause par Lévy qui, de temps en temps, ricane. Quelle patience. J’aurais pour ma part explosé et détruit le studio de France Culture. Bel exercice de rhétorique mais qui a dû séduire pas mal d’auditeurs encore une fois.

Finkielkraut inénarrable s’attaque à la notion d’information… prétendant que tout ne peut pas être information. Mais dans quel cadre référentiel se place-t-il ? Pour un religieux bien sûr Dieu n’est pas information, Internet ou pas d’ailleurs. Pour un physicien, certains d’entre eux en tout cas, c’est un peu plus facile d’imaginer que tout est information.

Finkielkraut finit par avouer qu’il ne sait pas surfer, qu’il ne sait pas se servir de l’outil… et que tout son discours ne fait que révéler sa peur et son ignorance. Il aurait pas pu commencer comme ça notre philosophe. « J’ai la trouille, j’y comprends rien, j’ai l’impression que le monde que j’aime fout le camp. » Au lieu justement de nous parler de lui, de ses tripes, de ce qui à la limite n’est pas information, il tente de construire un discours vide car il n’a pas l’expérience de ce dont il parle. Il évoque l’ascèse, l’étude. Mais sait-il vraiment ce qu’est l’ascèse, sait-il ce qu’est une véritable expérience philosophique ? Je laisse le mot de la fin à Lévy.

Ce que j’envisage de construire, et d’autres avec moi, c’est une planète où les traditions peuvent se rencontrer et dialoguer. Ce n’est absolument pas un univers de consommateurs comme vous persistez à le dire.

J’ai envie de courir au Canada embrasser Pierre Lévy.

PS : La position de Finkielkraut est en fait parfaitement logique. Comme il ne maîtrise pas internet, il ne peut pas le défendre. Comme il aime donner son avis sur tout, il ne peut donc que critiquer internet.