J’ai découvert l’existence du flux par hasard, longtemps après avoir exploré Internet pour la première fois. Le flux m’est apparu par son absence, par le manque qu’il avait provoqué en moi.

J’ai écrit mon livre précédent, Le cinquième pouvoir, tout en dialoguant avec les lecteurs de mon blog. Je publiais un article, ils me répondaient, m’interrogeaient, me critiquaient et m’aidaient à préciser ma pensée. Le blog était devenu un atelier ouvert comme pouvait l’être l’agora athénienne pour les philosophes. Après la publication en février 2007, nous avons poursuivi la discussion comme si le livre n’était pas achevé. Dans les faits, il ne l’était pas. Le livre et le blog étaient devenus part d’une même œuvre en perpétuelle évolution.

J’ai toutefois fini par éprouver le besoin de me recentrer, d’écrire sans que personne ne se penche au-dessus de mon épaule. J’ai débuté plusieurs projets, chaque fois ajournés. Il me manquait quelque chose, l’intelligence des autres, leur présence, leur regard, même leur silence. Je n’arrêtais pas de me dire que je passais à côté d’une richesse extraordinaire, celle qui est en l’autre, cette richesse qu’il ne demande qu’à nous offrir si nous lui en donnons l’occasion.

J’en étais à ce stade d’impuissance et de frustration quand j’ai découvert que Matt Richtel, journaliste et romancier américain, publiait une nouvelle sur Twitter, la plate-forme de sms sur Internet. Plusieurs fois par jour, il envoyait des messages qui, mis bout à bout, constituaient le texte complet. Twitter lui imposait une contrainte terrible : chacun des messages ne pouvait comporter plus de 140 caractères ! En France, les adeptes du Nouveau Roman, puis de l’Oulipo, notamment Georges Pérec, s’étaient ainsi amusés à contraindre leur écriture. Ils s’étaient imposé une discipline a priori absurde mais qui avait eu pour effet de stimuler leur imagination.

J’avais moi-même jadis pratiqué cet exercice avec beaucoup de joie mais je comprenais que Richtel lui donnait une portée nouvelle. Chacun de ses messages pouvait être lu en temps réel, les lecteurs pouvaient répondre, commenter chacune de ses phrases en direct. Dans la pratique, Richtel n’avait pas exploité cette interactivité, il avait même vite abandonné son idée.

Je décidais de reprendre le flambeau. En décembre 2008, j’ai commencé à publier Croisade, un thriller sur Twitter, rassemblant tous les messages sur un blog où le texte complet se reconstruisait et où mes lecteurs pouvaient interagir. Je soufflais de soulagement. À nouveau, je n’écrivais plus seul. J’avais regagné le flux dont j’avais tenté de me défaire. Il s’était imposé à moi avec toute sa puissance.

J’avais pourtant en chantier un essai qu’attendait mon éditeur et je ne pouvais me résoudre à l’abandonner. De temps à autres, j’en parlais sur mon blog mais ce projet n’avait pas commencé dans l’interaction et j’étais incapable de basculer dans ce mode. J’aurais dû diffuser une centaine de pages d’un texte quasi finalisé. Inutile. Je savais que la conversation ne se déclenchait pas de cette façon. Elle s’apparentait à un voyage. Je devais publier mes intuitions, m’ouvrir aux autres avant que ma pensée ne se soit cristallisée. Je devais leur laisser une chance de participer à la rédaction en m’influençant.

J’étais en quelque sorte pris au piège. Aux yeux de tous, j’écrivais mon thriller avec plaisir. En solitaire, je m’enlisais dans mon essai. Deux pratiques opposées : l’une ne pouvait guère être envisagée avant l’apparition des technologies numériques, l’autre, ancestrale, remontait au moins jusqu’aux anciens Grecs.

J’ai commencé à m’ouvrir à ce sujet sur mon blog, parlant de l’avenir de l’édition, puis constatant que le Web lui-même n’est souvent utilisé que comme un lieu de publication. Or, c’est dans l’interaction à grande échelle, dans la connexion, que quelque chose de neuf est en train de se produire : dans les forums, les fils de discussion des blogs, les réseaux sociaux…

PS : Explication du titre. Ce texte se trouvait initialement dans mon prochain livre mais j’ai découvert une meilleure histoire que la mienne.