En lisant le biographe Nicholas Shakespeare, je découvre que Bruce Chatwin a été accusé de souffrir de beziehungswahn, c’est-à-dire de la propension quasi délirante d’établir à tout-prix des connexions (maladie qu’il a indirectement conféré aux Aborigènes dans Le chant des pistes).

J’aime bien cette maladie. Je dois en être victime. J’ai rempli des dizaines de carnets de notes où je ne fais qu’établir des connexions entre la littérature, la musique, les arts plastiques, la science, la technologie… Chaque fois que je réussis, mon cerveau m’injecte une dose de brève euphorie. J’ai rarement l’occasion de me sentir plus vivant.

Depuis que je tiens ce blog, je ne compte plus ceux qui m’ont accusé d’établir des liens interdits entre des domaines qui devraient à jamais rester étanches les uns aux autres.

Je dois avouer que je me moque de ces critiques. On croit toujours que j’ai une approche scientifique alors que seule la dimension esthétique m’intéresse. Qu’un lien me paraisse beau, stimulant, je le prends. Ce n’est pas la vérité qui m’intéresse mais l’effet que le lien produit dans mon cerveau, et qu’il peut provoquer chez d’autres. J’ai juste envie de leur transmettre l’euphorie que j’ai pu connaître.

Pour moi la réalité, surtout la réalité sociale, est façonnable. Quand Marcel Duchamp se met à dire qu’un urinoir est une œuvre d’art, l’urinoir devient une œuvre d’art. Je suis un artiste conceptuel.

Je trouve que le Web est un merveilleux terrain de jeu pour ceux qui souffrent de beziehungswahn. Dans un même billet, nous pouvons lier Proust, Girard et Einstein. Nous pouvons faire des choses dangereuses que jamais les universitaires ne se permettraient. Et alors ?

Ils n’aiment pas qu’on prenne des libertés, surtout avec leurs théories. Ils doivent se justifier. Nous avons juste à essayer de faire émerger un peu de beauté. Chatwin était peut-être malade mais il nous a pondu Le chant des pistes. Livre critiqué par les anthropologues, par les défenseurs de la cause aborigène, par les romanciers parce que ce n’était pas un roman, par les essayistes parce que ce n’était pas un essai… Mais quel livre ! Quelle bouffée d’énergie. Vingt ans plus tard il est en train de devenir un classique et on a oublié ses critiques.