L’équipe de techtoctv a profité de mon passage à Paris pour m’inviter à l’un de leurs débats : Quel est le moteur du web ? La technologie, l’humain ou le business ? Une question à la con du genre « Qui vient en premier de la poule et de l’œuf ? » Depuis Darwin, on connait la réponse : « Ils viennent en même temps et ne peuvent être séparés. » La situation étant claire, on a pu parler pour le plaisir. Voici la description du débat.

Alors que nous avons vécu 2 étapes majeures du web (web 1.0 et web 2.0) et que nous tentons de définir la prochaine dans laquelle nous entrons progressivement en nous aidant de concepts tels que le web temps réel, le web des données, le web sémantique ou encore le web squared, il est temps de se demander ce qui fait courir le web : la technologie, l’humain ou le business ? Sans chercher à opposer catégoriquement ces trois mondes ce qui aboutirait à un débat stérile, il peut être intéressant d’observer quel rôle jouent les valeurs technologiques, les valeurs humaines et les valeurs business à chacune des grandes étapes évolutives du web.

Pour m’échauffer, alors que j’étais dans le TGV pour Paris, j’avais repris les questions posées en préparation du débat et avais fait comme si elles m’étaient adressées par un interviewer.

— Qu’est-ce qui a donné lieu au passage du web 1.0 au web 2.0 et qui donne lieu actuellement au passage du web 2.0 au web 3.0 ? Quelle est la part de la technologie, celle de l’humain et celle du business ?

— Je ne suis même pas sûr de savoir ce qu’est le Web 1.0 et 2.0. Si, des dénominations marketing, formulées par des entrepreneurs qui cherchent à lever du fric. Je les méprise. Ils s’essoufflent alors ils introduisent le 3.0. Pendant ce temps, Joël de Rosnay en est déjà au 5.0, au moins Joël ne cherche pas à lever de l’argent.

Le temps réel, c’est la base même de l’informatique. Parler du temps réel comme d’une innovation, c’est tordant. Sur le Web, il apparaît en 1999 avec les flux RSS, en même temps que l’idée de Web sémantique, dénomination malheureuse qui fait que personne n’a rien compris à cette affaire, tout simplement de l’open source appliqué aux données.

Depuis 1999, les développeurs et les utilisateurs ont peu à peu trouvé des usages à ces innovations, surtout aux flux. C’est tout, pas de quoi en faire un fromage. Mais pour en revenir au débat : on voit que, dans ce cas, la technologie est présente bien avant les usages et bien avant le business.

Ce n’est pas nouveau. On invente la peinture à l’aquarelle et les peintres se mettent à peindre en extérieur, des esquisses rapides.

Pour rester dans l’art, le processus inverse existe aussi. Les œuvres interactives et les œuvres ouvertes ont existé avant les ordinateurs. Les artistes ont exploré ces pistes avant même les réelles possibilités techniques de les mettre en œuvre.

Où intervient le business ? Faut pas y aller trop tôt, ni trop tard. Faut faire croire qu’on tient quelque chose de neuf alors que c’est déjà vieux. Il faut bourrer le mou des banquiers pour qu’ils crachent un peu de l’argent qu’ils nous ont volés ou qu’ils ont fabriqué comme les faux-monnayeurs qu’ils sont.

Si les businessmen innovent, je veux bien les rencontrer. Déjà ils poursuivent un but si peu innovant, faire fortune, que je vois mal pourquoi ils se compliqueraient la vie en cherchant à innover.

Exemple Google. On innove en tant qu’étudiant. Puis on entre dans le business et on se contente de vampiriser ceux qui innovent par ailleurs.

Est-ce que je fais du mauvais esprit ? Bon je vais essayer d’être constructif. Le 2.0 serait le Web participatif (ce Web où des couillons comme moi créent du contenu qui sera monétisé par les businessmen… vous parlez d’une innovation : l’esclavage).

Mais Amazon depuis 1996 demande à ses clients de commenter les livres et utilise leurs interventions pour suggérer de nouvelles lectures. Le Web 2.0 est déjà là. Il n’a fait que se développer.

Cette idée de participation 2.0 est d’ailleurs encodée dans le Web lui-même auquel tout le monde peut participer, en créant ses pages et en créant des liens (les BBS proposaient déjà ces fonctions). Le 2.0 aura était, à partir des années 2000, une démocratisation de ce processus. La technique se développe en même temps que les usages et que les perspectives de business. Ce n’est pas profond, c’est trivial.

Et 3.0 alors ? Moi, j’appelle ça la dictature de quelques mégasites, la centralisation du Web, son étouffement, la fin des rêves et des utopies… des internautes victimes du mimétisme qui se ruent tous en même temps aux mêmes endroits. Voilà ce que je vois dans le Web actuel. Rien de très excitant. Heureusement qu’arrive l’encre électronique et que nous allons pouvoir nous lancer dans une nouvelle aventure.

— Les concepts de web temps réel, de web des données, de web sémantique et de web squared font ils référence à une approche humaine, technologique ou business de l’évolution du web ? Comment pourrions-nous définir ces concepts en une phrase pour qu’ils soient compris de tous ?

— Mince. J’ai déjà répondu. Temps réel : c’est le moyen donné à tous, et même à des robots, d’alimenter des flux et de les croiser. Twitter ne sert qu’à ça, Facebook aussi… et les blogs aussi depuis longtemps.

Web sémantique : ouvrir les bases de données et nommer les champs de manière à ce que nous puissions faire des jointures. J’en reste à la définition de Tim Berners-Lee. Les autres, je ne les comprends pas. Je n’ai jamais rien vu d’autre fonctionner.

Le Web2, c’est une arnaque marketing promue par des gourous qui veulent se faire mousser. On est dans le business spéculatif avec rien de concret derrière. Mais des mecs vont réussir à vendre leur expertise sur le sujet, je n’en doute pas. Il y en a qui réussissent à vendre leur grosse quéquette sur Twitter.

— Comment pourrions-nous décrire l’évolution du web pour qu’elle soit comprise de tous ?

— Encore une fois, j’ai déjà répondu. Le Web est né d’un fantastique mouvement de décentralisation. Le 2.0 a marqué le début d’un resserrement. Le 3.0 risque de signer son étouffement.

Ce que je constate : c’est que seuls les entrepreneurs gagnent du fric sur le Web. Que rien n’a changé pour les créateurs, que leur situation a même empiré.

On nous sert un Web consumériste alors qu’il peut être un environnement de révolution culturelle pour fuir le consumérisme. Mais je ne suis pas pessimiste. La bataille n’est pas terminée.

Tant que nous avons le pouvoir de créer des liens entre chacun de nous, des liens vivants, nous avons entre les mains les armes de la révolution sociale. C’est le sujet de L’alternative nomade.

Pourquoi je déteste les entrepreneurs ? Parce qu’au nom de l’innovation ils ne savent qu’imiter leurs prédécesseurs, que reproduire leurs pantomimes et nous imposer les mêmes codes.

— Quelles sont les valeurs humaines montantes sur le web ? Pourquoi ?

— La question me paraît mal posée. Il faudrait se demander quelles valeurs nous voudrions voir monter. Le partage, la liberté, l’entraide, la coopération, le pair à pair… mais que se produit-il ? Dans certains coins du Web nous assistons à ce phénomène, mais pas dans sa partie business, cette partie qui attire les foules, où ces valeurs sont détournées.

Prenez Google. Que réverse-t-il aux créateurs de contenus qui lui permettent de créer son index ? Rien sinon quelques subsides à la communauté open source. Google devrait reverser 100 % de ses bénéfices, sinon c’est une société esclavagiste qui devrait être fermée.

Nous avons les outils pour démultiplier l’intelligence collective. Mais nous devons travailler notre individuation alors que les businessmen cherchent à nous enfermer dans l’individualisme, c’est-à-dire nous faire les victimes de notre désir mimétique. L’espoir d’un côté, une minorité de profiteurs de l’autre, toujours les mêmes dans leur ADN même s’ils ne portent plus le costume et la cravate.

Si nous voulons une société de l’abondance, une société où tout le monde pourra lire un livre même s’il n’a pas les moyens de l’acheter, nous devons combattre ceux qui veulent installer des robinets sur les tuyaux ou dérouter les flux que nous créons pour le bonheur des autres.

— Nos outils collaboratifs sont-ils le signe que nous avons adoptés un véritable esprit collaboratif ?

— Ils nous permettent d’espérer, ils sont des armes pour créer des liens, pour construire une autre société. Pour le moment, encore, souvent, des armes détournées au profit de l’ancien modèle top-down. Mais j’espère qu’à force de les utiliser, nos cerveaux se reformaterons et que nous verrons le monde autrement… nous n’accorderons plus de valeur à l’avoir mais privilégierions l’être, passerons de la société des biens à la société des liens.

— Pourquoi sommes-nous prêts sur les réseaux sociaux à exposer aux yeux des autres nos pensées et nos états d’âme ?

— Pierre Fraser parle d’egocasting. Tant d’interprétations sont possibles. Croire un instant ressembler aux people. C’est peut-être grisant. J’ai une interprétation positive. Pour créer des liens avec les autres, il faut se donner à eux. Si on s’enferme, on ne participe pas au réseau… qui lui-même conduit à notre plus grande individuation. C’est un paradoxe. Plus nous nous lions, plus nous avons une chance d’exister vraiment par nous-mêmes. En ce sens, la transparence n’est pas dangereuse.

D’un autre côté, trop de transparence, empêche la construction d’une voix propre. Dès que tu as une idée un peu originale, elle peut être détruite avant d’avoir mûrie, être solide et autonome dans l’univers des mèmes.

Il faut donc jouer de l’ouverture et du secret. Le secret nous connaissons, l’ouverture nous la découvrons, il ne faut pas en abuser. Nous devons découvrir l’équilibre qui nous aidera à nous individuer sans nous dissoudre dans le magma social (ce qu’est l’homo-consumériste).

— Les entreprises et les marques parviennent-elles à asseoir leurs présences sur les réseaux sociaux ou sont-elles hors jeu ? Les valeurs du business peuvent-elles s’y épanouir ?

— Facebook, Twitter, Google… sont des marques prospères dans les réseaux sociaux. Pour être présent sur un réseau, il faut le posséder. Ces marques sont hégémoniques. Un peu comme les partis politiques qui créent leur réseau. C’est la même démarche. Tenir sous sa coulpe tous les utilisateurs. Tout cela n’est que du business. La seule manière de soustraire les réseaux sociaux au business, c’est de les décentraliser sur le modèle P2P.

— Le community manager peut-il parvenir à réconcilier les valeurs technologiques, les valeurs humaines et les valeurs du business ?

— C’est quoi un community manager ? Un nouveau nom donné à une nouvelle famille d’esclaves. Laissez les gens se gérer eux-mêmes. Arrêtez de pensez que vous pouvez leur bien.