Quand je travaillais dans la presse pour Ziff-Davis, Bill Ziff nous parlait toujours du triangle relationnel qui régissait le business. Une relation d’amour-haine entre la rédaction, la diffusion et la publicité. Qu’un de ces pôles faiblisse et les deux autres en pâtissaient immédiatement.

Je pourrais prendre un seul exemple : le mensuel Wired qui, aujourd’hui, se transforme peu à peu en feuille de chou. Moins de pub que jamais et des articles plus médiocres que jamais. Je ne connais pas les chiffres de diffusion, mais je les imagine catastrophiques.

Ce modèle du triangle convient pour l’édition, plus particulièrement pour l’édition que nous devons réinventer. Nous avons sur un premier sommet l’édition, sur le second la diffusion et sur le troisième la propulsion. Si les trois sommets peuvent en théorie se concentrer dans une même entreprise, cela me semble de plus en plus problématique en un temps de complexification des supports comme des canaux de diffusion.

Nous autres auteurs devons prendre en compte les chamboulements en cours lorsque nous signons un contrat (je pense à tout ça au moment où je boucle La quatrième théorie)

L’édition

La fameuse maison où les auteurs et les éditeurs se rencontrent, sensée amener les auteurs à se surpasser et à produire des textes irréprochables, en menant un travail créatif collaboratif à partir du premier jet de l’auteur.

Il faut casser le mythe de l’auteur qui aboutit seul à un texte immédiatement lisible. Tous les journalistes sont relus, tous les écrivains aussi. Produire du texte est un processus moins solitaire qu’il n’y paraît.

Pour moi, Gustave Flaubert et son ami Louis Bouilhet fournissent un exemple fondateur. Chacun relisait l’autre avec minutie, apportant des conseils tant architecturaux sur l’ensemble d’un livre que de détail, Bouilhet conseillant par exemple à Flaubert de virer les « et » dont il abusait.

Ce travail peut s’effectuer entre auteurs, mais aussi entre l’auteur et certains lecteurs exceptionnels, qui, souvent eux-mêmes incapables d’écrire, savent aider un auteur à se surpasser. Ces oiseaux rares, les éditeurs, ces spécialistes de la maïeutique littéraire, constituent tout autant que les auteurs la richesse d’une maison d’édition (j’avoue ne jamais avoir rencontré mon double).

Un bon manuscrit doit être retravaillé pour devenir un excellent roman… aucun responsable littéraire ne s’en donne la peine, en tout cas à fond (c’est à l’auteur de se démerder, sur de vagues conseils généraux), déclare Ayerdhal.

Dans bien des cas, l’éditeur est plutôt un homme d’affaires, qui consacre l’essentiel de son temps aux deux autres sommets du triangle, des sommets qui nécessitent des compétences étrangères au métier éditorial (j’en connais quelques-uns).

Dans le monde numérique, un auteur n’a pas besoin d’un tel éditeur (qui n’en mérite pas le nom), autant qu’il négocie directement avec les diffuseurs et les propulseurs. Maintenant, si un auteur et un éditeur travaillent réellement sur un texte, ils peuvent signer un contrat qui les engage sur la durée. Ils sont d’une certaine façon cocréateurs. Ce contrat devrait être du type : nous partagerons les revenus que nous engrangerons avec notre cocréation.

Les auteurs devraient adopter une attitude ferme. « Je ne signe un contrat d’édition que si un réel travail de cocréation est effectué. » Si l’éditeur se contente de payer un correcteur et un metteur en forme transmedia, je ne signe pas. Dans ce cas, l’éditeur s’empare de ma création pour effectuer les tâches des autres sommets du triangle.

La diffusion

Il s’agit de mettre le texte à la disposition des lecteurs. Dans le circuit papier, on imprime le texte et on se débrouille pour qu’il se retrouve dans les points de vente.

Aujourd’hui encore, cette tâche incombe en partie à l’éditeur, qui fait fabriquer l’objet, et en partie au diffuseur qui le transporte et qui demande aux libraires de le mettre en exergue, en s’appuyant sur l’argumentaire de l’éditeur.

Comme l’éditeur imprime et engage des frais propres à ce second sommet du triangle, il veut à tout prix verrouiller ses contrats auteurs, tant bien même il n’effectue avec lui aucun travail cocréatif, dans l’espoir d’un retour sur investissement.

Pourquoi pas, mais plaçons-nous dans le domaine de l’immatériel. Si l’éditeur ne cocrée pas et vous fait signer un contrat de cinquante ans, c’est un voleur. Les entreprises ne signent des contrats de diffusion que d’une ou deux années. Les auteurs doivent faire de même avec les éditeurs qui ne sont que des diffuseurs déguisés (leur job d’agent commercial n’étant que de négocier avec eux).

La propulsion

Si personne n’annonce qu’un nouveau texte est disponible, personne n’aura envie de le lire. Dans l’économie traditionnelle, les éditeurs s’appuient sur les journalistes et, surtout, sur le bouche à oreille, un mécanisme presque magique pour lequel ils prient tous les matins pour qu’il s’éveille de lui-même.

Dans le régime des flux, les journalistes et les lecteurs restent des propulseurs, mais l’auteur devient un propulseur, à côté des blogueurs et des animateurs de communautés. La propulsion réinvente un marketing à l’échelle humaine.

Imaginons que je vous parle du tout dernier Ayerdhal, Résurgence, que vous soyez assez nombreux à l’acheter, je me retrouve partie prenante de la chaîne du livre en tant que propulseur.

Il me paraitrait logique que les revenus reversés par les diffuseurs, quels qu’ils soient, se distribuent à parts égales entre l’auteur, l’éditeur cocrateur et le propulseur. De multiples combinaisons peuvent alors cohabiter : auteur qui propulse, éditeur qui propulse, propulseur indépendant… La multiplicité de ces combinaisons, non dénombrables du fait même de l’évolution technologique, devrait interdire toute forme d’engagement longue durée.

Auteurs, nous pouvons partager ad vitam les revenus de nos cocréations mais ni nous lier exclusivement ni durablement avec des diffuseurs et des propulseurs.