Dans un monde de plus en plus fluide, les structures hiérarchiques perdent en efficacité en même temps que les individus s’éprennent de nomadisme. Pour favoriser l’innovation, la créativité, le bonheur de vivre, il faut créer des environnements propices à l’interaction sociale plutôt que vouloir créer des entreprises sur l’ancien modèle des startups.

L’accroissement de la complexité

Horizontalité, transversalité, réseau, coopération, collaboration… nous utilisons de plus en plus souvent ces mots pour désigner les nouvelles structures de travail et, plus généralement, d’organisation. Est-ce un phénomène de mode ou la conséquence d’une évolution plus profonde, et d’une certaine manière irréversible ?

Répondre à cette question est un préalable. Si nous vivons une mode passagère, inutile peut-être d’y adhérer. En revanche, si le phénomène s’inscrit dans notre histoire, il serait vain de le nier ou de s’arcbouter contre lui. Quelle peut donc être son origine ? Qu’est-ce qui le provoque ?

Utilisons une métaphore pour mieux comprendre la situation. Au cours d’une partie de billard, le joueur frappe la boule blanche qui en frappe d’autres, qui en frappent d’autres à leur tour. Quelle que soit la force de l’impulsion initiale, au bout de quelques secondes les boules s’immobilisent à cause des frottements. Un bon mathématicien peut modéliser sans trop de difficulté la cinétique de la partie. Nous sommes dans une situation relativement simple.

Remplaçons maintenant le tapis de feutrine du billard par de la glace, mieux par un coussin d’air comme sur les tables de air-hockey. Le même joueur qui frappe la même boule blanche la verra provoquer bien plus de perturbations dans le petit monde des autres boules. En réduisant les frottements, on accroît la complexité.

Quittons le billard et intéressons-nous à notre société. Que se passe-t-il quand deux personnes commencent à se parler sur un réseau social ? Lorsqu’elles se lisent par hasard sur un blog ? Qu’elles discutent sur Twitter ? Qu’elles échangent leurs cartes de visite via leur téléphone ? Ou même quand elles prennent le train ou l’avion pour un oui ou pour un non et qu’elles vont dans un autre coin du monde transporter leur influence ?

Nous sommes en fait passés du tapis de feutrine au coussin d’air. Avec nos nouvelles technologies d’interconnexion, nous réduisons certaines frictions sociales, celles qui d’une manière ou d’une autre tenaient les gens éloignés les uns des autres et limitaient leurs interactions. Ce mouvement naissant complexifie notre monde. Les conséquences de nos paroles et de nos faits et gestes se font sentir de plus en plus loin, ils frappent de plus en plus d’autres individus. À tel point que les modélisations mathématiques se heurtent à de sérieux écueils mêmes avec les ordinateurs les plus puissants. Que l’avenir nous apparaît plus imprévisible que jamais avec la survenue de plus en plus fréquente de black swan. Que contrôler la société, ou même simplement une communauté, devient une gageure. Nous pouvons écrire un théorème :

Interconnexion => Fluidification => Complexification

Les hétérarchies

Cette complexification ne dépend pas uniquement de notre volonté. Depuis que nous sommes des milliards sur terre, la biosphère nous lie les uns aux autres malgré nous. Mais nous avons notre part à jouer dans ce processus. Quelles possibilités avons-nous ?

1/ Nous décidons que cette complexité est inacceptable. Nous militons contre les nouvelles technologies et pour que rien ne change, certains même prônant les stratégies de réduction de la population.

2/ Toujours dans l’idée que la complexité est inacceptable, nous décidons de la faire baisser par nous-mêmes. Nous nous isolons. Nous coupons Internet. Ne voyageons plus. Freinons par tous les moyens la fluidification. Nous créons malgré nous les conditions favorables à l’ethnocentrisme ce qui ne peut qu’engendrer des conflits armés .

3/ Nous tentons de vivre la complexité et parions que des milliards d’hommes et de femme peuvent cohabiter harmonieusement sur terre.

Tous ceux qui parlent d’horizontalité, de transversalité, de réseau… ont plus ou moins consciemment opté pour ce troisième choix, le seul d’une certaine façon moralement acceptable.

Comment réussir ce tour de force ? Une observation tout d’abord. La complexité n’est pas tant en nous qu’entre nous, dans la société : les entreprises, les gouvernements, les associations… La complexité se gère au niveau individuel, puisque nous pouvons l’accroître ou la réduire, mais aussi au niveau collectif.

Comme l’a montré le cybernéticien Valentin Turchin, un système ne peut contrôler ses sous-systèmes que s’il dispose organe de contrôle d’un niveau de complexité au moins égal au leur. Si dans une entité collective les individus créent des liens, ils augmentent la complexité, complexité qui elle-même répond à celle du monde extérieur. La structure de management doit donc accroître sa complexité pour répondre à celle du système.

Tant que les individus ont un pouvoir de complexification faible, les managers peuvent gérer la situation. En revanche, quand les individus ont pratiquement tous la même capacité de complexification, situation propre au monde technologique, l’organe de contrôle a de plus en plus de mal à augmenter sa complexité pour répondre à celle du système. Cette opération a un coût humain, énergétique et financier vite vertigineux.

Trois solutions se présentent.

1/ Si l’organe de contrôle empêche les individus de créer des liens, il solidifie le système pour éviter que sa complexité n’augmente. Nous nous retrouvons dans la situation qui conduit à l’ethnocentrisme.

2/ Si l’organe de contrôle abdique, le désordre s’installe, la complexité du système s’effondre. C’est un peu comme si sur une autoroute vous lâchiez soudainement le volant. Le système implose, devenant incapable de mener à bien ses anciens objectifs.

3/ Si l’organe de contrôle autonomise ses sous-systèmes, les libère, leur fait confiance et coopère avec eux plus qu’il ne les gère, la complexité interne de chacun des sous-systèmes diminue sans amoindrir la complexité globale. Plutôt qu’un seul gros système, on se retrouve avec de nombreux systèmes qui interagissent.

Ils nouent entre eux des relations d’égal à égal. Leurs hiérarchies s’entrecroisent, elles forment ce qu’on appelle des hétérarchies, c’est-à-dire des réseaux de coopération sans subordination. Cette absence de subordination est capitale. Elle implique un lien réciproque, mutuellement consenti, mutuellement retourné, et non un lien unidirectionnel de type maître esclave. C’est toute la différence entre l’interdépendance et la dépendance.

Ce processus ne s’arrête pas en si bon chemin. Comme dans chacun des sous-systèmes, les individus conservent leur pouvoir de complexification, l’autonomisation peut se poursuivre. Les sous-systèmes donnent naissance à des sous-sous-systèmes et ainsi de suite jusqu’à ce que nous n’ayons plus que des individus qui interagissent les uns avec les autres. À ce moment, ils s’auto-organisent. Nous sommes passés d’une organisation coercitive à une organisation fluide en évitant le piège de l’implosion.

Nous avons nous-mêmes construit cette transition en usant de notre pouvoir de créer des liens. Plus nous nous rendons interdépendants, plus nous nous dégageons des structures de management. In fine, nous dépendons uniquement les uns des autres : nous sommes libres. Nous aboutissons à un nouveau théorème :

La complexité ne peut s’accroître qu’avec un accroissement concomitant des libertés individuelles.

Si nous usons de cette liberté pour créer de nouveaux liens et démultiplier la complexité, le processus se renforce par feedback positif :

Plus nous nous lions les uns aux autres, plus nous sommes libres.

C’est un résultat contre-intuitif, mais identifié par les psychologues et les philosophes. Ils parlent d’idiosyncrasie. Plus les gens ont de relations sociales, plus ils se singularisent. « Mes amis me définissent. »

Ainsi, nous ne nous libérons pas en coupant les liens qui nous lient aux autres, mais, au contraire, en les multipliant. Albert Jacquard a relevé le paradoxe en écrivant : « Pour être réaliste, je dois voir en l’autre une source qui contribuera à ma propre construction. Car je suis les liens que je tisse ; me priver d’échanges c’est m’appauvrir. Le comprendre c’est participer à l’Humanitude. »

Maximiser l’interdépendance maximise la liberté.

Par exemple, si nous coupons le lien avec notre boulanger, nous devons pétrir et cuire notre pain. Plus nous coupons de liens avec la diversité environnante, plus nous devons faire nous-mêmes, nous finissons par faire exactement la même chose que tous ceux qui coupent les liens, ne serait-ce que pour répondre à nos besoins élémentaires. Nous renonçons à nous singulariser, nous réduisons notre individuation.

Il se produit la même chose dans le domaine culturel. Si je décide que les écrivains publient n’importe quoi, si je cesse de les lire, je dois m’inventer mes propres histoires. Je m’enferme alors dans un monde étriqué, j’invente les mêmes histoires que des millions d’autres personnes qui ont effectué le même choix que moi.

De même, si je suis habité par la croyance que des forces transcendantes régissent le monde, je peux m’enfermer dans une religion. Ce faisant, je me coupe des autres religions et me prive d’un immense réservoir de sagesse.

En coupant les liens, en nous libérant des autres, nous réduisons nos possibilités existentielles. En apparence plus libres, parce que moins dépendants, nous sommes en réalité prisonniers d’une tribu.

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale et pas nécessairement intuitive. Plus nous nous lions avec d’autres, plus nous accroissons la complexité et par réaction notre liberté ce qui conduit à une plus grande individuation.

Pour nous individualiser, nous devons sans cesse tisser des liens.

Je peux maintenant mettre bout à bout tous les théorèmes. La fluidification augmente la puissance d’agir, donc la liberté. Elle permet le processus d’individuation qui, à son tour, renforce la coopération. Une fois plus individué, on profite d’autant plus des possibilités offertes par la fluidification. Ce processus s’auto-entretient par feedback positif.

Le nomadisme

Imaginons une société où vivent de plus en plus d’hommes et de femmes pleinement individués. Ce que l’un aime, l’autre ne l’aime pas nécessairement. Cela est vrai dans le domaine des biens comme des services. Un produit fabriqué en grande série n’a guère de chance de les toucher. Conséquences : les producteurs fabriquent des produits en séries de plus en plus petites et il existe de plus en plus de séries, donc potentiellement de plus en plus de producteurs.

En 2004, Chris Anderson décrivit ce phénomène avec sa théorie de la longue traîne. Dans la distribution traditionnelle, dès qu’un produit ne se vend plus suffisamment, il est déréférencé, parce qu’il occupe en rayonnage un espace qui n’est plus rentable.

Sur Internet en revanche, les rayonnages étant potentiellement infinis, il n’y a aucune raison de déréférencer un produit. Un libraire en ligne peut avoir des millions de livres à son catalogue. S’il dispose d’une bonne technologie de filtrage et de recommandation, les livres qui traditionnellement ne sont plus vendus continuent de se vendre, réalisant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires total. Cela signifie que les acheteurs n’achètent plus tous les mêmes produits, mais que nombre d’entre eux vagabondent hors des sentiers battus.

Anderson se contenta de décrire une nouvelle possibilité de business. Pour lui, de grandes entreprises pouvaient augmenter leurs revenus en adressant la longue traîne. Pour réussir ce tour de force, elles pouvaient d’ailleurs agréger les offres de vendeurs indépendants… qui chacun réussiraient à tirer son épingle du jeu.

La théorie d’Anderson a été contestée. Souvent les indépendants vendent trop peu pour survivre. Quand elle se produit, la longue traîne profite avant tout à la grande entreprise qui la met en œuvre.

Mais la théorie a aussi des implications politiques qu’Anderson n’a guère abordées. Si nous nous individuons, nous avons besoin d’une longue traîne. Si elle n’existe pas, nous devons la créer pour disposer des produits matériels ou immatériels qui combleront nos goûts variés.

Un mouvement de grande ampleur a débuté en ce sens. Parfois appelé DIY pour Do it yourself, faites-le vous-mêmes, ses panégyristes partent du principe qu’un être individué ne peut plus se satisfaire d’un produit créé en masse. « Plutôt que de sombrer dans le consumérisme, soyons acteur de notre propre consommation. » Sur Internet, des centaines de sites expliquent comment fabriquer et personnaliser une multitude d’objets du quotidien.

Dans le même esprit, des micro-entrepreneurs, c’est-à-dire des artisans qui souvent s’appuient sur les technologies de pointe, créent des produits à l’unité qu’ils ne fabriquent qu’à la demande et qui peuvent être personnalisés. Parfois ils utilisent des imprimantes 3D qui sculptent la matière. Une nouvelle façon de travailler et de consommer se développe. Le créateur et l’acheteur établissent entre eux un lien tout aussi personnalisé que l’objet qui en résulte.

Alors, chercher les manifestations de la longue traîne chez tel ou tel vendeur, dans tel ou tel domaine, n’a aucun sens. La longue traîne se manifeste dans l’ensemble de la société. L’individuation implique une offre compatible avec ce projet de vie. Entreprises de petites tailles et immense diversité de l’offre.

Rien à voir avec le monde capitaliste à l’honneur au xxe siècle. Une entreprise produisait alors une faible variété de produits, mais chacun en grand nombre. Un constructeur automobile disposait d’une dizaine de gammes, mais produisait chaque modèle par milliers, voire par millions. Il employait des centaines, voire des milliers de personnes, toutes rangées dans des cases, souvent identiques. Le désir mimétique poussait alors les clients à acheter les mêmes modèles.

La société était monolithique, une société de sédentaires. Tout le monde se levait à la même heure, partait travailler à la même heure, faisait une pause à la même heure, écoutait les mêmes informations à la radio ou à la télévision, retravaillait pour la même durée avant de regagner la maison à la même heure et une nouvelle fois subir le même lavage de cerveau. La norme s’imposait à tous dans une société mécanisée.

Mais plus nous nous interconnectons, plus nous cassons les rituels. Nous nous individuons, nous accroissons la complexité, poussons les entreprises à mêler leurs hiérarchies et à se subdiviser en unités de plus en plus autonomes qui coopèrent en réseau.

Traditionnellement, une entreprise s’apparente à une structure qui veut maintenir sa complexité propre par-devers celle de l’environnement. C’est une cellule dans un organisme plus vaste. Avec sa peau, sa frontière, elle empêche les composés internes de créer des liens arbitraires avec l’extérieur.

Cette approche avait tout son sens lorsque l’interconnexion entre les individus était difficile. Quand deux entreprises interagissaient, leurs employés interagissaient. Cet effet de levier n’a plus guère d’intérêt quand chacun des individus peut interagir par lui-même dans une infinité de modalités.

Une entreprise s’apparente à une ethnie qui emprisonne ses employés dans un jeu de règles et de codes. En freinant l’interconnexion, elle entretient le désir mimétique. Même si elle tente d’adopter des modèles d’organisation horizontaux, elle reste une structure stable et relativement durable, en-tout-cas qui cherche à imposer sa marque dans le temps. L’entreprise s’oppose au nomadisme. Car si nous usons de notre pouvoir de créer des liens, si nous accroissons la complexité sociale qui nous entoure, nous rendons inopérantes les structures de management des entreprises traditionnelles. Elles ont de plus en plus de mal à maintenir leur intégrité dans un monde qui se dématérialise et qui favorise les liens. Peu à peu, elles libèrent leurs sous-systèmes jusqu’au niveau de l’individu.

Call to action

Comment prendre en compte ce désir croissant d’individuation ? Ce désir d’être soi tout en se liant davantage aux autres ? Comment profiter de la complexification qui en résulte plutôt que de la subir ? Les politiques autant que les entrepreneurs doivent se poser ces questions.

Le monde change. Jadis peuplé de sédentaires, dans une certaine mesure qui se contentaient des liens proposés par leur environnement immédiat, des nomades l’envahissent peu à peu, en quête perpétuelle de nouveaux liens qui stimuleront leur créativité.

On peut bien sûr continuer à encourager les startups. Quel est leur principe ? Une petite équipe travaille sur une idée, récolte des fonds, construit une entreprise avec des salariés selon le modèle traditionnel. Si elle grossit, et c’est son but, elle se heurtera à la complexité environnante. Par ailleurs, ses employés, dans une certaine mesure liés de manière unidirectionnelle, verront le développement de leur individuation entravé.

Est-ce la meilleure méthode pour accompagner la nomadisation croissante des individus ? Sans doute pas. Ils préfèrent se lier de manière coopérative et souple, souvent de façon informelle, interagissant sur des projets plutôt qu’à l’intérieur de structures définies. Ils se retrouvent sur le Net, dans les réseaux sociaux, où dans divers lieux, souvent des cafés, ces tiers-lieux qui maximisent l’interaction, la complexification, l’individuation… Pour stimuler l’innovation au xxie siècle, nous n’avons d’autre choix que de favoriser cet environnement adapté aux nomades.

PS : J’ai écrit ce texte, résumé d’un des arguments central de L’alternative nomade, à la demande de Geneviève Morand pour la Revue Economique et Sociale.