Quand Gandhi prônait la non-violence, il demandait à ses partisans de refuser la confrontation avec les Britanniques. Il exigeait de chacun un comportement identique face à l’envahisseur, une immobilité de masse. Je crois qu’il est temps d’opposer à nos adversaires d’aujourd’hui une diversité de masse. Nous ne devons pas tous nous comporter de la même façon, mais, au contraire, manifester un foisonnement qui déroute toutes les prévisions et toutes les tentatives de contrôle. Manifester dans les rues, serrés comme des soldats, c’est jouer le jeu de ceux qui veulent simplifier le monde pour mieux le dominer. Nous devons leur opposer la guérilla créative. En multipliant les liens entre nous, nous démultiplierons la complexité sociale et serons capables de surprendre, en échappant aux schémas stéréotypés qui supposent de notre part un faible niveau d’individuation. Nous devons devenir imprévisibles, ingérables pour le système habitué à manager des soldats à peine plus cérébrés que les fourmis ouvrières (cette stratégie n’est pas sans rappeler celle décrite par Ayerdhal dans La Bohème et l’Ivraie.)
La complexification sociale est une forme de résistance non-violente. Elle s’oppose au désir de simplification de tous ceux qui veulent assoir leur pouvoir. Complexification de l’information, de la réflexion, des échanges, des relations… Nous ne devons pas plus dépendre de l’État que de quelques amis, mais densifier notre réseau relationnel pour pouvoir nous raccrocher à une multitude de fils.
L’État providence est tout aussi dangereux que l’entreprise providence. Toute structure qui prétend nous sauver à elle seule est dangereuse. Nous devons multiplier les liens, ne pas en privilégier un en particulier (le secteur privé de la droite, le secteur public de la gauche).
Parmi nous, certains ont déjà quitté les grandes entreprises et engendrent un mouvement brownien social autour des structures encore stables qu’elles soient privées ou publiques. Il faut maintenant que ceux qui œuvrent encore dans ces structures usent de leur pouvoir de créer des liens pour, peu à peu, forcer ses structures à se subdiviser en sous-structures de plus en plus autonomes.
Narvic a révélé combien cette tendance à l’outsourcing pouvait être dangereuse. Ce processus ne conduit à plus de liberté et à moins de contrôle que dans certaines conditions.
Le processus dépend de nous. Nous sommes la source de complexification qui pousse à l’outsourcing. Nous ne devons jamais cesser de créer des liens pour que le processus se poursuive jusqu’à son terme, c’est-à-dire à la liberté et l’individuation de chacun des hommes et des femmes de cette planète.
Par exemple, nous découvrons ainsi pourquoi la blogosphère est en danger : elle a cessé de se tourner vers elle-même pour ne regarder que l’extérieur, les grands médias et Facebook. C’est une stratégie suicidaire (on me reproche de ne pas créer de liens alors que je passe mon temps à rencontrer des gens pour parler de mes idées – simplement la blogosphère est autiste, fascinée par les vieux jeu de pouvoir qui la flatte).
Il existe bien sûr des outsourcing purement conjoncturels et de nature économique (l’exemple de Nike). La simplification des structures de management implique des gains financiers et souvent un meilleur rendement. C’est un outsourcing qui n’est pas provoqué par la complexité critique, mais qui la devance. Il faut donc que tous ceux qui vivent dans ces structures illusoirement libres redoublent de créativité pour rehausser leur niveau de complexité.
Il faut aussi que ceux qui travaillent dans la structure mère, celle qui outsource, participent sans cesse à la complexification. Sinon le processus s’arrête (exemple des majors du cinéma).
Toutefois, si ce processus s’arrête, la structure une fois allégée cesse d’évoluer en même temps que la complexité environnante. Elle a alors toutes les chances d’être dépassée et de rapidement succomber. Survivre dans un monde qui se complexifie, implique de se complexifier, donc de poursuivre la libération des individus (situation à laquelle seront acculées les majors comme les autres acteurs qui cherchent à ne détenir que les fonctions qui leur rapportent).
Je parle d’un processus évolutif, qui peut être rapide, mais en aucun cas instantané. La liberté ne se proclame pas du jour au lendemain, elle se gagne pas à pas en même temps que nous accroissons notre niveau d’individuation.
Notre devoir est de maximiser la complexité par tous les moyens. Par exemple, face aux majors en continuant à diffuser leurs films par les circuits alternatifs (ce que veut empêcher Hadopi). Et si nous travaillons dans ces majors, en multipliant les liens qui nous lient avec les autres acteurs de la chaîne cinématographique pour partager avec eux des liens réciproques. Nous devons à tout prix nous arracher aux liaisons maître-esclave.
Je décris un processus de libération, une technique de résistance, un combat que nous pouvons mener.
Les entreprises connaissent la puissance de l’outsourcing, mais n’ont pas envie de mener le processus à son terme, car il les condamne à un éclatement progressif. Malheureusement pour elles, le fait qu’elles s’y engagent nous ouvre des opportunités de combat.
L’État n’a d’autre choix, lui aussi, que de se subdiviser en sous-systèmes, sinon la crise de la complexité lui sera fatale (ce qui est déjà en partie le cas). Nous devons imaginer l’État réticulaire.
Comme la non-violence, la complexification sociale est une arme de résistance. Et n’oublions pas que résister, c’est créer, que créer, c’est résister.
Est-ce possible de créer des liens dans une entreprise qui fonctionne d’elle-même, emportant tous ses employés avec elle, justement sans leur laisser le loisir de créer des liens, ne leur laissant que le temps de sauver leur peau ? « Ouvriers, complexifiez ! » Le slogan est beau, mais est-il praticable ? J’ai l’espoir qu’avec le Net nous ayons glissé un ver dans le fruit. Il faut se saisir de la moindre opportunité. Propager la complexité peu à peu. Ce sera difficile tant que la plupart des gens ne regarderont pas hors du sentier tout tracé, mais mortifère.