Durant les années 1970, quelques geeks décidèrent que nous disposerions tous d’une puissance de calcul digne des plus grandes multinationales ou organisations gouvernementales. Quarante ans plus tard, une nouvelle génération de geeks a la volonté de nous doter des mêmes outils de production que les industriels et de nous transformer en artisans.

Cette révolution découle de la précédente et ne pouvait venir qu’après elle. Tout d’abord parce que nous avons besoin d’ordinateurs pour piloter nos nouvelles machines, mais, surtout, parce que l’usage des outils de communication nous transforme nous-mêmes.

Dans L’alternative nomade (bientôt la version 1.0 sera disponible), je montre que plus nous nous lions, plus nous nous individuons. Nous devenons ainsi des éclectiques hyperspécialisés, ce qui nous transforme ni plus ni moins en artisans.

Dans de nombreux domaines, directement affectés par l’informatique (média, musique, cinéma, édition, services en tout genre, vente directe…), les artisans peuvent déjà rivaliser avec les industriels. Le mouvement prend de l’ampleur avec l’arrivée des imprimantes 3D.

Le rêve de Von Neumann

Pour mieux mesurer la révolution technologique en court un petit détour dans les années 1940 s’impose. Von Neumann démontra à cette époque qu’une machine universelle était possible, c’est-à-dire une machine capable de se créer elle-même. Il la baptisa réplicateur et montra qu’elle avait un coût énergétique minimal.

Il établit sa démonstration dans un monde simplifié, un automate cellulaires à 29 états, mais encore trop complexe. Depuis les années 1970, les recherches ont repris avec Le jeu de la vie, un automate cellulaire à deux états (je raconte tout cela en détail dans Le peuple des connecteurs).

Dans ce cadre, un pas décisif vient d’être franchi. Le 18 mai 2010, Andrew J. Wade annonça qu’il avait réussi à créer un réplicateur universel qu’il baptisa Gemini. Nous avons ainsi la preuve définitive que des règles ultra-simplifiées peuvent conduire à la complexité la plus stupéfiante, notamment celle de la vie. Le rêve de von Neumann de créer une machine universelle n’est pas utopique.

Un réplicateur pour tous

Depuis quelques années, des imprimantes jet d’encre savent projeter des couches successives de polymères et ainsi construire des objets. Une autre technologie utilise un laser qui fait fondre une poudre métallique et soude entre elles les particules. Jusqu’à ces dernières années, ces imprimantes étaient inabordables. En 2005, Adrian Bowyer supposa que de telles machines seraient bientôt dans toutes les maisons et ne couteraient pas plus de 500 $.

Il se lança dans la construction de RepRap, une imprimante 3D qui serait capable de s’imprimer elle-même. Aujourd’hui MakerBot propose une descendante de cette machine capable de se copier à 50 % (et ce pourcentage ne cesse de progresser en même temps que le design se simplifie). Assemblée d’après un schéma en open source, elle est commercialisée en kit pour moins de 1 000 $. Les bobines de plastique qui l’alimentent coûtent 15 $. Je me demande combien de temps je vais encore attendre avant d’en commander une. C’est ce que j’aurais déjà fait si j’étais plasticien ou bricoleur ou inventeur (petit message pour Roland Moreno : c’est une machine pour toi).

Dans le forum de RepRap, je perçois la même excitation que celle qui animait les premiers garagistes numériques de la Silicon Valley. La révolution technologique qu’ils nous préparent ne peut que se doubler d’une révolution sociale. Imaginez. Vous possédez chez vous une imprimante capable de se fabriquer elle-même. Non seulement elle échappe à tout industriel, mais vous pouvez l’offrir à vos amis, au seul prix de la matière première.

L’autonomisation et non l’autarcie

J’ai de nombreux amis qui cultivent des légumes (j’ai fini cette année par planter des tomates), j’ai un autre ami qui fabrique son charbon de bois pour alimenter sa forge. Il veut pouvoir fabriquer ses couteaux et ses outils au besoin. L’ambition de ces hurluberlus n’est pas de vivre en autarcie, mais de pouvoir survivre en cas d’implosion du système capitaliste.

Ils ne se coupent pas du monde et ne commettent pas l’erreur des anarchistes, ils continuent à entretenir de riches liens sociaux, mais ils ne veulent plus dépendre d’industriels qui participent à la destruction de la planète et à notre asservissement en nous poussant à acheter toujours plus de leurs produits. Il est alors nécessaire de réapprendre des gestes élémentaires : ceux de cultiver, de forger… sans oublier ceux du programmeur et du designer d’objets 3D.

Nous disposons dorénavant individuellement de la possibilité de créer chez nous des objets d’une précision industrielle. L’implosion du système de production capitaliste n’impliquera pas alors la fin du progrès technologique, simplement il se produira de manière distribuée entre chacun de nous.

Des artisans fabriquent déjà des objets 3D en open source que tous les processeurs d’imprimantes peuvent reproduire. Pas plus que les blogs n’ont fait de nous tous des journalistes, pas plus ces machines ne feront de nous tous des Stradivarius (formulation piquée à Narvic). Mais ceux qui ont du talent pourront l’exploiter, ceux qui n’en ont pas pourront profiter de leur création… et développer leur talent dans d’autres domaines.

Avec toutes les techniques de décentralisation, de réappropriation des outils de production, les imprimantes 3D accompagnent le processus d’individuation, le processus d’affirmation de soi… Elles vont nous aider à couper les liens non réciproques qui nous liaient aux industriels, au profit des liens réciproques que nous allons pouvoir entretenir avec les créateurs de formes. C’est à cette seule condition que nous pouvons assister à une profonde transformation sociale.