Les malaxeurs croient pouvoir réformer le système de l’extérieur comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes part du système. Les anarchistes entendent se réformer eux-mêmes pour engendrer une métamorphose du système dont ils n’ont pas idée. Ils prennent le risque d’innover quand la vie ne leur paraît plus en adéquation avec leurs aspirations. Stop. Je rembobine et je rejoue l’histoire au ralenti.

L’individuation

Que signifie ce mot individuation que j’utilise de plus en plus souvent ? Pour moi, chacun de nous est constitué d’un ensemble de traits, tant biologiques que culturels. Une connaissance, une habitude, un réflexe… sont des traits.

Chacun de nous rassemble un cocktail de millions de traits. Deux personnes ne disposent jamais du même cocktail. Par exemple, chacun de nous a des connaissances propres. D’autres peuvent en partager certaines, mais personne ne peut les partager toutes. Nous sommes singuliers.

L’individuation consiste à développer cette singularité, à maximiser notre différence, à nous rendre unique, à nous « spécialiser ». Leibniz définit l’individuation comme « l’ensemble des qualités particulières qui constituent l’individu, par opposition à l’espèce. » Je reste dans ce cadre.

À un moment donné de l’histoire, tous les humains peuvent partager un trait, cela ne pose aucun problème, et ne contredit pas la possibilité de l’individuation. Elle doit se comprendre comme ce qui diffère et non comme ce qui est commun. L’existence de différences n’empêche pas l’existence de points communs.

Les atomes

Quand les physiciens étudient un gaz, ils considèrent d’une certaine façon que toutes les molécules sont singulières. Même si chacune est structurellement identique, chacune s’agite dans une direction propre. Le mouvement brownien. Ce désordre manifeste n’empêche pas de prévoir statistiquement l’évolution d’un gaz et son comportement d’ensemble.

Maintenant, j’en viens comme souvent à l’exemple des oiseaux qui volent en flotte par milliers. Chacun dispose d’une grande liberté de mouvement, chacun, un à un, fait un peu ce qu’il veut, n’empêche une forme globale émerge, la forme en V ou W.

D’une manière générale, le désordre interne d’une structure n’interdit pas cette structure d’avoir, vue de l’extérieur, une cohérence, même une stabilité. Le désordre peut engendrer l’ordre (et la réciproque est aussi vraie).

Nous, êtres humains, malgré notre relative individuation (et notre hypothétique libre arbitre), pouvons aussi engendrer des structures stables. Nous les observons partout. Par exemple, toutes les villes disposent de quartiers, et même ces quartiers se disposent souvent suivant des patterns identifiables (et les villes sont elles-mêmes des patterns apparus à un moment de notre histoire). Nos instances politiques, très variables d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre, peuvent être considérées comme des structures temporaires, des moments de stabilité.

Bien qu’individuellement singuliers, nous pouvons souvent être traités « statistiquement » et nos comportements d’ensemble peuvent être simulés avec un grand réalisme. Je vous renvoie à The social atom pour le bilan de ces recherches (livre indispensable pour les apprentis sociologues – mettez-vous à la programmation).

En résumé, l’individuation n’empêche pas l’émergence de patterns dans la société humaine. Nous nous plaçons dans un cas à l’échelle individuelle, dans l’autre à l’échelle globale. Il existe des comportements de groupes, identifiables à un moment donné de l’histoire, résultants de la sommation des comportements individuels (certains traits s’annulent, d’autres se renforcent).

L’évolution

J’ai un a priori, je décris comme un évolutionniste. Je pars toujours d’un monde où il n’y a rien, puis où se produisent des évènements. Au début, il n’y a pas de structure, juste des choses isolées, qui alors s’assemblent en structures de plus en plus complexes. Les choses précèdent les structures. Aucune chose ne se situe hors d’une structure.

On peut adopter une autre démarche : supposer que les structures préexistent et que les choses se callent dans ces structures. Il faut un Dieu extérieur pour créer la structure a priori. Sans aller jusque-là, on peut supposer que la structure, une fois apparue, ne bouge plus (ou peu). On peut alors imaginer que des hommes s’arrachent à leur structure pour la modeler de l’extérieur. C’est l’approche constructiviste.

On oublie comment on en est arrivé à une situation donnée. Quand la structure, qu’on appelle système, ne convient plus, on la malaxe de l’extérieur comme si elle était de la pâte à modeler pour la réformer, avec l’espoir d’influencer le comportement individuel de tous les atomes sociaux que nous sommes.

Je trouve cette démarche prétentieuse. Un physicien arrive à contraindre un gaz, à le comprimer, le dilater. Ça marche, pour preuve la machine à vapeur. Si on s’attaque aux oiseaux, il nous est déjà presque impossible d’altérer la forme de leur vol. On peut les exterminer, on peut les éparpiller en les effrayant, on n’arrive pas à changer leur structure de vol.

Que prétendent les réformateurs constructivistes ? La société est dans un état A insatisfaisant, ils définissent un état B qui leur semble meilleur et proposent de passer de A à B (en fait, un A’ dans la plupart des cas) alors qu’ils n’ont jamais expérimenté B et qu’ils ne savent pas s’il est possible. Ils veulent appliquer aux hommes ce que nous ne savons pas appliquer aux oiseaux.

Pour leur défense, nous ne sommes pas des oiseaux. Nous pouvons écouter sagement les ordres, obéir comme un seul homme et respecter les plans à la lettre. Dans la pratique, même dans les dictatures, personne n’écoute vraiment (parce que nous sommes un tant soit peu individué). On n’arrive jamais à B ou à A’ mais à C. Les plans ne sont jamais respectés. Notez que c’est aussi vrai dans l’industrie. Un produit fini diffère toujours du plan initial.

La stratégie du malaxage est pour le moins hasardeuse. Elle consiste à appliquer une pression extérieure (pourquoi pas depuis la lune ou depuis mars) pour engendrer une modification des comportements individuels pour qu’ils produisent B.

Là est le bug. Le système n’est pas un concept abstrait, il résulte des comportements individuels. Il n’est pas construit a priori, nous ne nous sommes pas coulés en lui, mais il émerge de nos interactions. Il s’est coulé autour de nous. Si donc nous changeons certains de nos comportements, nous ferons émerger un nouveau système. Nous passerons de A, que nous connaissons à peu près, à X.

C’est ce que j’appelle la stratégie anarchiste. On ne définit pas a priori vers où on veut aller, on se contente de changer au niveau individuel ce qui ne nous satisfait pas pour quelque chose qui nous paraît meilleur, nous procure immédiatement plus de joie par exemple. Et c’est à chacun de nous, individuellement, d’effectuer ce choix.

Cette révolution d’ordre culturel, cette révolution des comportements, cette révolution auto-organisée, pourquoi pas l’appeler anarchiste puisqu’elle n’est pas pilotée depuis l’extérieur du système, ne conduit pas nécessairement à l’anarchie. La structure X aura de nouvelles propriétés, de nouvelles règles de fonctionnement, il sera alors temps de lui donner un nom. Personne n’est capable a priori de la décrire, pas plus que les constructivistes ne savent décrire C.

Il est inutile de gloser au sujet de X. Le point est : A ne me satisfait pas, je décide de changer de vie, mes amis changent de vie, nous sommes des millions à changer de vie, nous engendrons X. Nous prenons le risque de l’aventure. Nous traversons l’océan sans disposer de la carte du continent que nous allons découvrir.

Nous avons l’espoir qu’instruits de notre histoire, dotés de nouvelles technologies et de nouveaux outils conceptuels, nous serons capables de construire un meilleur système. Nous faisons un pari, tout pari est risqué. L’humanité ne peut s’engager dans une telle métamorphose que quand A lui devient insupportable et qu’il est insoutenable. N’en sommes-nous pas là ?

Qu’on ne me dise pas que la démocratie représentative respecte mon idée de la révolution anarchiste. Certes nous votons à l’intérieur du système, mais pour élire des représentants sensés se situer en dehors, tout au moins au-dessus. En fait, ça n’a pas de sens, nous ne pouvons les placer en orbite extrahumaine. Ils restent parmi nous et tentent avec leurs moyens, les lois, d’influencer nos comportements individuels.

Un écrivain ne fait pas autre chose. Par exemple quand j’écris au sujet de cette possibilité de changer nos comportements dans l’espoir d’un effet global, j’utilise la même méthode que les politiciens, la seule que nous connaissons. Sauf que je n’impose rien, je propose. Et c’est la grande différence entre l’approche des malaxeurs et des anarchistes. Les malaxeurs ont la solution pour les autres, les anarchistes n’ont qu’une solution possible pour eux et que d’autres peuvent adopter s’ils le souhaitent. D’un côté, la réforme est coercitive, de l’autre, la réforme est culturelle. Dans un cas, les malaxeurs ont la science infuse, dans l’autre, les anarchistes font des expériences à leur échelle.

Ce qui me paraît intéressant, et fondamental, c’est de comprendre comment les individus interagissent pour découvrir les mécanismes les plus élémentaires conduisant à l’apparition de patterns. À ce moment, on peut espérer pouvoir consciemment altérer certains de nos comportements pour engendrer des patterns différents. Dans L’alternative nomade, je propose tout simplement d’augmenter les liens réciproques entre chacun de nous. Rien de plus. Et j’essaie de montrer que les résultats peuvent être gigantesques, à commencer pour chacun de nous.

Notes

  1. L’anarchie est un mouvement protéiforme. Certains anarchistes ont tenté de proposer un système, de décrire B. Ce n’est pas mon cas. Pour moi, l’anarchie est une méthode de transition, une méthode d’évolution. Je préfère d’une manière générale parler d’auto-organisation. L’auto-organisation est ma méthode pour arriver à X.
  2. Je vous renvoie à la déclaration de Churchill de 1947. La démocratie est le moins mauvais des systèmes essayés. Trop de gens oublient « essayés. ». Churchill ne ferme pas la porte de l’innovation politique. Nous pouvons inventer X.
  3. Et pourquoi ne pas essayer avant que nous tombions dans D (dictature) ou T (totalitarisme). Quand les constructivistes s’attaquent aux réformes, ils ont au moins autant de chance de se planter que les anarchistes, si ce n’est qu’ils nous imposent leurs fers tout au long de la métamorphose.
  4. Changer un pattern global ne nécessite pas de grands bouleversements. Inutile d’invoquer la génétique par exemple ou je ne sais quelle théorie transhumaniste. Un simple geste, celui de se connecter, peut suffire.