Je me demande bien pourquoi l’anarchisme réveille la haine des bourgeois comme du bon peuple. L’anarchisme est une pensée politique qui nie sa propre possibilité. Pourquoi alors effraie-t-elle ?

Certes des anarchistes ont jadis posé des bombes ? Ils réprouvaient tant l’ordre existant que, plutôt que de le fuir, ils rêvaient de le détruire en provoquant le désordre. Ces anarchistes, rares, minoritaires, déviants, ont été stigmatisés comme symboles de l’anarchisme. La même logique conduit aujourd’hui à accuser tous les musulmans de terroristes.

Si l’anarchisme effraie les tenants de l’ordre établi, ceux qui en profitent comme ceux qui s’y sentent confortables et craignent le changement, c’est parce qu’il ouvre une nouvelle voie politique, une voie qui passe par chacun de nous, qui implique pour commencer notre responsabilité individuelle. Que ça fait mal d’entendre que pour que le monde change il faut d’abord changer soi-même.

Au fait, c’est quoi l’anarchisme ? Il doit exister des centaines de définitions divergentes, je m’en tiens à celle dans laquelle je me reconnais et qu’a formulée Chomsky. Un anarchiste refuse les structures de pouvoir qui ne sont plus nécessaires. C’est très simple. Un anarchiste n’est pas contre tous les pouvoirs, mais contre les pouvoirs qui aliènent, à commencer par ceux qui l’aliènent lui-même.

Ainsi des anarchistes peuvent être plutôt de gauche quand ils voient les patrons comme cause de l’aliénation, plutôt de droite quand ils s’attaquent à l’État… ni de droite ni de gauche quand ils désignent ces faux monnayeurs de banquier. J’ai tendance à être un anarchiste à large spectre.

Un anarchiste, lorsqu’il s’engage en politique, ne va jamais proposer de nouvelles structures de pouvoir. Il ne va jamais aspirer à prendre le pouvoir, pas plus exiger que le pouvoir ne prenne des mesures en faveur de l’anarchie. Un anarchiste qui crée une entreprise capitaliste, c’est une absurdité (il crée une coopérative ou devient artisan).

Pour l’anarchiste, l’anarchie ne peut se déployer qu’en bas de la société, en des points isolés au début, puis se généraliser de proche en proche si elle rencontre l’acceptation. Un tel phénomène ne s’est jamais produit au-delà de quelques communautés. Encore une raison pour ne pas avoir peur. Et surtout encore une raison pour ne pas dire que l’anarchie ne peut pas marcher car elle n’a jamais été réellement essayée, à une exception le déploiement d’Internet, et plus spécifiquement du Web.

Le mécanisme d’organisation prôné par les anarchises est l’auto-organisation. Quand on supprime une structure de pouvoir, on n’en réinvente pas une nouvelle (dans le cas du Web, le besoin d’une base de données centrale pour établir la validité des liens hypertextes). Les hommes se gèrent les uns les autres et s’entendent sur des règles d’interactions soit tacites, soit légiférées, qui n’exigent pas un système de contrôle centralisé.

Mais le processus ne s’arrête pas là comme beaucoup de gens veulent le croire. Soit l’auto-organisation ne fonctionne pas, et il faut changer les règles, voire réintroduire des structures de pouvoir, soit elle fonctionne. Dans ce cas, elle conduit toujours à des structures émergentes, c’est la signature de l’auto-organisation quand elle fonctionne.

Dans le cas des oiseaux, c’est la forme de vol en V ou W. Dans le cas des villes, c’est l’apparition de quartiers plus ou moins spécialisés. Quand les physiciens, les économistes, les sociologues… simulent des auto-organisations, prenant des agents et leur demandant d’appliquer un jeu de règles, ils sont incapables a priori de prévoir la structure qui va émerger. C’est tout simplement impossible à cause de la complexité des systèmes où se multiplient les interactions.

Quand on découvre un système qui a priori semble auto-organisé, on essaie de retrouver à tâtons les règles qui conduisent à lui. Quand en revanche on croit comme les anarchistes aux vertus de l’auto-organisation et qu’on applique des règles qui au niveau de chacun des individus semblent cohérentes, on n’a aucune chance de savoir quelle structure politique globale pourrait s’instaurer si la sauce prenait.

En d’autres mots, la méthode de vie anarchiste peut conduire à une nouvelle structure sociale mais personne ne peut en prévoir la forme, le nom, la qualité, l’équité… L’anarchiste est juste un aventurier. Il fuit un système qui lui déplait pour en inventer un autre dont il n’a pas idée. Il ressemble aux premiers européens qui partirent coloniser le Nouveau Monde.

L’anarchiste s’engage en politique de deux manières.

1/ Il dénonce les structures de pouvoir aliénantes et se bat contre elles dans la mesure de ses moyens, soit légaux, soit illégaux.

2/ Il tente à son niveau de vivre en accord avec ses valeurs, c’est-à-dire à mettre en place autour de lui l’auto-organisation.

Pour ma part, j’essaie d’appliquer 2 tout en restant dans la légalité pour 1. J’ai même l’espoir que l’auto-organisation réussisse à se mettre en place au point où 1 n’est même plus nécessaire. Voilà pourquoi je pense que la meilleure façon de faire de la politique aujourd’hui est le développement personnel. Il n’existe aucune autre solution que commencer l’aventure à partir de soi-même. Nous ne pouvons l’imposer à personne, seulement donner l’exemple. Et expliquer, encore expliquer.

Au final, l’anarchiste est peut-être un idéaliste. Quand une nouvelle structure sociale émerge, il ne s’en satisfait pas et veut déjà partir ailleurs. Il est toujours en changement, comme un écrivain, comme tous les artistes.

Quand j’écris un jour, je ne sais pas ce que j’écrirai le lendemain, peut-être que je me contredirai, c’est même probable, car je cherche sans cesse. Il n’existe pas un système a priori, pensé une fois pour toute, qu’il suffirait de dérouler pour le restant de sa vie.