Pour ceux qui ne me lisent pas d’habitude, sachez que des lecteurs de La tune dans le caniveau m’ont traité de marxiste et m’ont comparé à Daniel Mermet. Je serais peut-être moi aussi un dangereux gauchiste, mais très vite quelqu’un est là comme Penser BiBi pour tempérer et me traiter de droitiste, voire de sale ultralibéral suppôt du capitalisme.
Je trouve tout cela rassurant. Les frontières seraient-elles en train de se flouter ? Serions-nous en train enfin de parler de politique et non de telle ou telle idéologie désuète ?
Je n’en sais trop rien. En tout cas, dans La tune dans le caniveau, j’ai tenté de caricaturer l’opposition entre riches et pauvres pour finir par la faire sauter. J’ai l’impression que mon argumentation a été mal comprise, aussi peut-être parce que je ne l’ai pas détaillée de peur d’ennuyer.
Dans son discours (je vous suggère de le lire pour mieux comprendre la suite), Noam invoque la loi de Pareto des 80/20, postulant qu’il existera toujours des pauvres et des riches, mais notant qu’entre eux se glisse toujours une troisième catégorie d’inclassables (et où j’aime justement me tenir, et Noam aussi).
Cette troisième zone est-elle nécessairement marginale ? Non, justement, les chiffres sont trompeurs, mais pour que tous les lecteurs le comprennent j’aurais dû rappeler un fait : la société humaine est un système complexe. Et comme tout système complexe, elle montre une invariance d’échelle.
Cela signifie que quelle que soit la partie de la société que l’on observe, on découvre les mêmes structures. C’est ce qu’explique la loi de Pareto (et sa variante à trois états). Si on regarde les 20 % de riches, on a à l’intérieur une répartition 80/20.
En conséquence, il existe dans toute catégorie une frange d’inclassables. Si l’on observe à très petites échelles, disons petit groupes, il existe donc peu de riches, beaucoup de pauvres et quelques inclassables.
Je reprends depuis le début. Si la loi des 80/20 corrigée devient la loi des 79/2/19 et si on l’applique à l’ensemble de la société on à 2 % de personnes qui échappent aux classifications classiques.
Quand on pense système complexe, les choses deviennent amusantes. Parmi les 19 % de riches, il existe 2 % d’inclassables et aussi 2 % de plus parmi les 19 % de pauvres. Si on répète récursivement le même calcul, on fait apparaître partout des inclassables. Au final, ils ne sont pas majoritaires, mais peuvent former un corps non négligeable dans la société, et pourquoi pas finir par la submerger (il suffit de pousser la récursivité jusqu’au niveau individuel).
Je crois en fait que la complexification croissante de la société, complexité que j’appelle à cultiver dans L’alternative nomade, implique l’apparition au grand jour de cette mouvance.
Chez L’hérétique, dans les commentaires, il est dit que ce corps est incontrôlable et que rien ne peut advenir de lui. C’est tout le contraire, c’est toute l’originalité de la situation présente.
Quand la société était moins complexe, il n’y avait sans doute pas d’invariance d’échelle, ou tout au moins la récursivité ne pouvait pas aller aussi loin qu’aujourd’hui et faire des alters la force sociale dominante.
Je crois que la plupart des gens sont aujourd’hui attirés vers cette zone. C’est logique. Dans une société complexe, l’individuation augmente, chacun est unique et ne se reconnaît pas dans les partis ou les syndicats. On peut un moment partager une volonté de changement, descendre ensemble dans la rue, mais ça ne perdure pas (à moins d’un terrible retour vers la simplicité qui serait plutôt augure de dictature).
Donc ces alters ne peuvent pas se reconnaître dans les anciennes formes de représentation, ils ne peuvent pas être contrôlés à l’ancienne, mais ils peuvent néanmoins constituer une force politique, un cinquième pouvoir. Ils ne peuvent pas non plus s’exprimer au sein de l’ancienne logique démocratique qui pousse au bipartisme. Leur expression ne peut qu’être plus sourde, plus réticulaire, plus complexe et moins caricaturale.
Beaucoup refusent ce nouvel état complexe de la société. Ils continuent à classer à droite ou à gauche, ou même tentent de faire de ces alters une force qui serait au centre. C’est absurde. Les inclassables sont partout, ils tendent à occuper tous les possibles et même à atteindre des points utopiques. Ils se répartissent dans tout l’espace social, non plus sur un simple axe droite gauche qui n’a de sens que dans un système représentatif traditionnel.
Voilà pourquoi Noam prône le droit à la différence dans La tune dans le caniveau. Dans une société complexe, le bipartisme est obsolète. Il n’y a de bonheur possible que dans l’individuation. Le mode d’action politique est coopératif et s’appuie sur l’intelligence collective. Il n’est plus dans une solution miracle qui serait proposée par un seul homme, un seul parti, un seul syndicat.