Vous l’avez cherché. À force de manifester pour des raisons non progressistes, vous lui avez donné une magnifique victoire sur laquelle il capitalisera pour gagner la présidentielle 2012. Maintenant il pourra dire que depuis 30 ans il est notre seul réformateur.

Quand je vous ai accusé de descendre dans la rue avec un attirail idéologique désuet, vous m’avez répondu qu’une idéologie ne se démodait pas nécessairement avec le temps. Le succès de l’idéalisme platonicien depuis l’antiquité vous donne raison.

Il existe toutefois des domaines où les hommes effectuent quelques avancées qui nécessitent la prise en compte de nouveaux paramètres. Si Marx est l’exact contemporain de Darwin, il meurt trente ans avant la théorie de la relativité générale et la théorie des quantas, et surtout cent ans avant l’émergence des sciences de la complexité, que Morin a portées dans le camp des sciences humaines. Une pensée sociale qui néglige la complexité me paraît pour le moins nécessiter quelques réactualisations (d’autant que la complexité sociale a explosé – il me paraît erroné de dire que rien n’a changé depuis le milieu du xixe siècle).

Cette idée par exemple que les patrons et les riches détiennent fatalement l’outil de production est dépassée. Plutôt, nous devons la dépasser pour basculer dans un autre modèle de société.

Mon outil de production est mon ordinateur. Il m’appartient. La révolution technologique, issue de la révolution des quanta, et c’est pour cette raison que j’en ai parlé, nous met individuellement dans une position nouvelle, celle de dire merde aux patrons. De les laisser en plan avec leurs usines (L’expérience inédite montre comment atteindre cet objectif dans l’édition).

Nous sommes nombreux à effectuer ce choix et de plus en plus de gens nous rejoignent chaque jour. Pourquoi ce mouvement contestataire ne serait-il pas de plus large ampleur ? Nous ne devons pas imiter les esclaves qui un temps se contentèrent d’exiger d’être mieux traités en tant qu’esclaves. Nous devons questionner le statut même de salarié. Nous devons être ambitieux.

Bien sûr, il existe encore des chaînes de montage. Mais croyez-vous qu’elles fonctionneront jusqu’à la fin des temps ? Nous devons les abattre au plus vite pour libérer les hommes et les femmes qui leur sont attachés. En essayant d’une part de consommer moins de produits en série, d’autre part en participant à l’essor de la microindustrie, par exemple en nous familiarisant avec les imprimantes 3D.

Et ne me dite pas qu’il faudra des chaînes pour fabriquer ces produits. Les imprimantes 3D actuelles sont déjà presque capables de se fabriquer elles-mêmes. C’est-à-dire que tout possesseur de l’outil de production pourra le dupliquer à moindre coût pour un autre. Par ailleurs, nous ne devons pas hésiter à mettre des machines là où les hommes peuvent être remplacés.

On nous a mis dans la tête cette autre idée que le travail était une fatalité. C’est une idée au seul bénéfice des patrons. Mais les hommes n’ont jamais autant travaillé qu’aujourd’hui. Nous avons le droit de ne pas travailler pour un gain immédiat.

À ce stade, l’instauration du dividende universel est capitale. Si nous touchons tous une somme mensuelle, nous disposons d’une forme d’assurance au risque, nous avons moins peur de quitter le confort concocté par les grands patrons. Quitter la chaîne s’effectuerait avec une bouée de sauvetage. En Suisse, le PS vient de mettre la mesure à son programme. L’idée progresse, même si encore beaucoup de gens de gauche ne l’on pas intériorisée.

Je comprends mal leur réticence. Le dividende pourrait en partie être financé en interdisant les banquiers d’user de leur pouvoir de levier. J’ai l’impression que, trop souvent, les gens de gauche n’ont pas envie de toucher à ce privilège comme s’ils ne voulaient pas changer le système.

Vous êtes trop attachés au statut de salarié, comme si vous ne vouliez pas voir détruite la famille des salariés. Vous avez peur que votre force se disperse. Cela vous empêche d’innover, d’imaginer une véritable révolution sociale. Vous n’envisagez des réformes que si elles maintiennent votre famille alors que c’est parce que votre famille existe que les oppressions correspondantes existent.

En disposant individuellement de la puissance de production nous passons d’une structure de production simple, les pyramides de type familial, à des structures complexes qui favorisent l’interdépendance non ethnocentrique.

Si nous voulons que les salariés ne soient plus asservis, on peut tenter vainement et sans fin de critiquer le patronat, comme le marxisme le propose, ou plus radicalement faire disparaître la notion de salarié au profit d’une population de travailleurs libres. Mais nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Cette transition implique la disparition de la famille des salariés. Si vous y restez attachés, vous ne changerez rien.

Il me semble que c’est le nœud du problème. Pour vous, il faut que tout change et que rien ne change. C’est paradoxal et absurde. Les réformes auxquelles vous aspirez ne peuvent que tout changer, jusqu’à faire disparaître la position depuis laquelle vous parlez aujourd’hui. Une fois la guerre gagnée l’armée n’a plus aucun sens. Vous devez être prêt à vous disperser après la bataille sans avoir la moindre idée de ce qui adviendra après.

Et eux [les manifestants] ne s’attaqueront pas alors à la structure pyramidale de la société, ni ne mettront pas fin spécifiquement à la finance, ni ne feront spécialement de la monnaie leur priorité, mais ils chercheront à abattre le capitalisme tout court, écrit chez moi en commentaire Recriweb. Les autres discours généreux, dans cette perspective, n’apparaitront jamais dès lors, à mes yeux, que comme d’énièmes tentatives de réformer le capitalisme. Tentatives qui témoignent, somme toute, d’un vrai mépris pour les travailleurs.

Le capitalisme n’est pas une chose en-soi mais un phénomène émergent. Il n’y a pas un lieu du capitalisme que nous pourrions encercler et détruire aussi simplement. Le capitalisme est plutôt un processus, une soupe sociale qu’il faut remplacer par une autre. On ne détruit pas un processus sans basculer vers un autre processus. Le capitalisme résulte de l’interaction entre trois forces : industrielle, financière et salariale. Il faut les désintégrer toutes les trois en même temps tout en basculant vers une autre logique. Il faut combattre et proposer. Combattre seulement, c’est inefficace.

  1. Si nous poussons à l’instauration d’un dividende universel, notamment en réduisant le pouvoir de levier des banques mais aussi en imposant le capital existant (c’est-à-dire l’argent précédemment créé), nous nous ménageons une sécurité minimale qui nous encourage à abandonner le salariat. Nous changeons immédiatement les rapports de force.
  2. Nous nous emparons alors individuellement de l’outil de production (et non pas collectivement ce qui ne changerait rien comme l’expérience soviétique nous l’a montré). Nous détruisons les pyramides industrielles, nous empêchons certains hommes de bénéficier directement du travail cumulé de milliers d’autres, nous détruisons l’industrie.
  3. Les banques déjà privées de leur levier monétaire ne peuvent plus faire de jackpot en jouant sur telle ou telle entreprise. Elles peuvent parier sur certains hommes. Elles peuvent certes gagner mais dans des proportions moins faramineuses.

Cette approche peut détruire le capitalisme tout en nous faisant basculer vers une nouvelle forme de société qui ne serait pas égalitaire, mais garantirait un niveau de vie minimum plus élevé, tout en empêchant l’envolée des niveaux de vie les plus élevés.

Des gens pourront travailler pour d’autres gens mais en échange du salaire qu’ils exigeront non pas de celui qu’on leur imposera. Tout le monde aura la possibilité de dire non.

Mais ne nous voilons pas la face. Affaiblir la pyramide industrielle et financière, implique aussi d’affaiblir la pyramide des salariés. C’est l’opposition entre des blocs qui poussent ces blocs à se renforcer. Rêver d’un monde où les ouvriers construiraient la pyramide dominante n’a aucun sens. Toute force pyramidale implique la création de force opposée de même nature pour se disputer le pouvoir. L’ouvrier existe grâce au patron et au financier qui eux-mêmes existent grâces aux deux autres. Il faut briser ce triangle de dépendance.

Le capitalisme pour moi n’est qu’un jeu à trois pyramides. Pour abattre le capitalisme, il faut abattre les trois pyramides pour basculer dans une logique réticulaire (qui développera ses travers, travers qu’il faudra abattre à leur tour le jour venu).

À ce stade, que pouvons-nous faire ? Comme toujours, il existe au minimum deux modes d’action et il serait dangereux et peu efficace d’en négliger un.

  1. Nous pouvons tenter d’insuffler un changement par le haut, en amenant au pouvoir des forces qui défendraient nos idées. En ce sens, les manifestations passées peuvent être vues comme un entrainement pour les combats futurs.
  2. Nous pouvons aussi créer nous-mêmes cette société nouvelle à laquelle nous aspirons. Abandonner le salariat et adopter des monnaies alternatives qui seraient basées sur le dividende universel.

Je crois que pour réaliser le rêve de nombreuses forces de gauche, il faut accepter de voir dans la nouvelle société l’idée même de gauche disparaître. Dans cette nouvelle société, de nouvelles forces apparaîtront, mais c’est une autre histoire. La gauche est un échafaudage pour atteindre un nouvel état de la dignité humaine. Ce n’est pas une fin en soi. Elle doit se sacrifier pour atteindre son rêve.