Wikileaks : dictature de la transparence ou transparence de la dictature ?

Vendredi 3 décembre 2010, Paris, mi-journée. Les plus vieux parmi nous se souviennent peut-être. Une déclaration anodine d’un politicien insignifiant initia le début de la grande récession.

Les historiens déterministes aiment comparer l’évènement à l’assassinat de l’archiduc Ferdinand à l’origine de la Première Guerre mondiale. Les historiens stochastiques préfèrent parler d’un faisceau d’évènements qui entrèrent en résonance et poussèrent l’humanité au-delà du point de bascule. Ils insistent sur le contexte. La crise économique qui commençait, la crise écologique qui s’accentuait. L’accumulation des dérèglements impliquait une trajectoire catastrophique.

Revenons sur les faits bien que nous les ayons presque tous étudiés dès notre enfance après la restauration démocratique. En 2006, Julian Assange & Cie créèrent WikiLeaks. Ce site se donnait pour but de publier les documents tenus secrets par les gouvernements. Il revendiquait la transparence administrative.

Au début, personne n’y prêta guère attention puis, au fil de 2010, les documents révélés devinrent de plus en plus embarrassants pour les puissants. À partir de fin novembre, la publication au compte goutte de 250 000 mémos diplomatiques américains mis de l’huile sur le feu. La plupart sont désormais célèbres mais il est toujours bon de rappeler à quels points ils étaient anecdotiques.

Louis est apparu avec un petit chien à ses pieds et un gros lapin dans les bras. Pour serrer la main de l’ambassadeur, Louis a posé à terre le lapin, que le chien a commencé à courser, ce qui conduisit au spectacle mémorable de Sarkozy courant, penché, pour attraper le chien, lequel courait après le lapin, alors que Louis riait aux éclats dans le bureau.

Les puissants se sentant égratignés, rabaissés au titre de simple humain, et chacun d’eux étant montré se moquant des autres, les chancelleries s’en offusquèrent. Julian Assange fut déclaré ennemi public numéro un et toutes les polices se lancèrent à sa recherche. On ne trouva pas mieux qu’invoquer une affaire de mœurs pour tenter de le menotter.

Personne à vrai dire ne fut dupe. Une prostituée aurait été soudoyée pour la mise en scène. Tout et n’importe quoi fut raconté. Les documents ayant été détruits, il nous est difficile de nous prononcer aujourd’hui. C’est de l’histoire ancienne qui au final n’a que peu d’importance par rapport à ce qui se produisit, à Paris, en ce 3 décembre 2010.

Éric Besson, alors ministre de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique déclara :

La France ne peut héberger des sites internet qui violent le secret des relations diplomatiques.

La mesure fut immédiatement appliquée. Les DNS d’accès au serveur local de wikileaks.org furent bloqués. Le pays à l’origine des droits de l’homme venait d’effectuer un pas de côté qui s’avéra catastrophique. Le gouvernement chinois s’empressa d’applaudir. Toutes les dictatures se félicitèrent de la rigueur française. Si la patrie de la révolution interdisait un site, tous les autres sites pouvaient être interdits sous prétexte de menacer les intérêts nationaux.

Partout dans le monde, les blogs des activistes et des contestataires tombèrent un à un. Les sites du mouvement open source cessèrent de fonctionner. Les distributions Linux ne circulèrent plus que sous les manteaux. Les défenseurs des monnaies libres et du dividende universel qui continuaient à clamer que les banquiers tiraient les ficelles furent emprisonnés. Seuls les réseaux sociaux Facebook et Twitter restèrent en service, mais au prix d’un filtrage draconien.

Bien sûr, depuis longtemps, la résistance s’était mise en place. En quelques semaines, des systèmes de DNS alternatifs en P2P furent déployés et les informations continuèrent leur danse effrénée. Simplement les camps se cristallisèrent. Il y avait d’un côté les résistants, contre la censure, de l’autre les collabos, qui applaudissaient le retour de l’autoritarisme.

La moindre fluidité d’internet réduisit l’activité économique que les crises avaient déjà mise à mal. Les tensions sociales s’exacerbèrent. Des millions de citoyens descendirent dans les rues au nom de la liberté d’expression. La répression fut de plus en plus violente jusqu’aux bains de sang de Lyon sur lequel il est inutile de revenir.

Le monde était en état de siège. Un nouvel âge noir commençait. Il dura 60 ans et nous n’avons pas encore relevé la tête.

Ceux qui étaient encore des enfants à cette époque expliquent avec difficulté l’horreur qui s’installa en quelques semaines. La France était un des maillons forts de la chaîne démocratique. Sa rupture libéra la haine et mit le feu aux poudres. La répression ne fit que réveiller le peuple des opprimés qui depuis déjà plusieurs décennies rongeait son frein.

Aujourd’hui, nous sommes d’autant plus horrifiés que nous comprenons à quel point cette affaire Wikileaks n’avait aucun sens. Julian Assange, sous prétexte de révéler les secrets des gouvernements, vivait lui-même dans le plus grand secret. Au nom de la protection de ses sources, il s’était réfugié derrière une organisation tout aussi opaque que celles qu’il entendait mettre à jour.

On parla à juste titre de la Première Guerre Mondiale de l’information. Deux superpuissances s’affrontèrent. D’un côté, nous avions les États légitimes. De l’autre, un conglomérat de pseudo libertaires. Au final, les uns et les autres utilisaient les mêmes méthodes. Il faut deux imbéciles pour un match de boxe, pour une guerre aussi.

Aujourd’hui nous avons compris qu’exiger la transparence absolue est un non-sens. Déjà à l’époque des voix s’étaient élevées pour dénoncer cette mascarade. Elles invoquèrent d’ailleurs à la rescousse Baudrillard :

Lorsque tout tend à passer du côté du visible, comme c’est le cas dans notre univers [La sexualité par exemple], que deviennent les choses jadis secrètes ? Elles deviennent occultes, clandestines, maléfiques : ce qui était simple secret, c’est-à-dire donné à s’échanger dans le secret, devient le mal et doit être aboli, exterminé. […] La prohibition du secret ne peut qu’augmenter le nombre de secrets. Sous prétexte de tout montrer, on risque de cacher des choses plus obscures et, pour avoir des choses à cacher, il faudra commettre des actes eux-mêmes peu avouables. Ce serait la transparence elle-même qui serait le Mal – la perte de tout secret. Tout comme, dans le « crime parfait », c’est la perfection elle-même qui est criminelle.

Le sociologue et philosophe français avait d’une certaine façon anticipé le conflit qui opposa les dictateurs de la transparence aux dictateurs officiels, c’est-à-dire à cette population assez vaste qui tire bénéfice d’informations de nature confidentielle : banquiers, politiciens, industriels, militaires…

Nous avions dans les deux camps, les mêmes extrémistes. Il ne pouvait que s’en suivre un grand malheur quand, au nom de cette lutte idéologique, chacun des hommes et des femmes virent leurs libertés les plus fondamentales bafouées.

Désormais sommes-nous plus sages ? Nous avons décrété qu’une information n’a ni à être secrète, ni à être publique. En revanche, toute limitation à la circulation des informations est prohibée. La prise de position d’Éric Besson au nom du gouvernement français, et incidemment des grandes puissances de l’époque, a été déclarée comme crime contre l’humanité.

Dorénavant, si le détenteur d’un secret n’est pas assez malin pour le tenir secret, c’est son problème, non pas celui de la collectivité qui se permet de le consulter. La curiosité est l’une des grandes richesses de l’humanité et il serait dommageable de l’entraver.

Chacun de nous a le droit d’avoir des secrets mais c’est à nous de veiller sur eux si nous le jugeons utile. Si leur protection exige une dépense d’énergie prohibitive, c’est que le secret cache en définitive quelque chose de trop gros pour rester longtemps occulté. Un tel secret ne peut matériellement le rester longtemps. Un jour ou l’autre, un Julian Assange le révèle. En somme, ne commettez pas d’atrocité et personne ne cherchera à les révéler aux yeux du monde.

PS1 : Je dois le titre de ce billet à Guy Birenbaum.

PS2 : 30 minutes après la publication de ce texte, j’apprends que Facebook bloquerait l’accès aux miroirs de Wikileaks. Je teste, ça passe selon moi. Mais voilà ce qu’il arrivera un jour ou l’autre. Quand on passe son temps sur le Net dans un environnement fermé, on est prisonnier, puis on oublie qu’il existe un monde extérieur. N’oublions pas la métaphore de la caverne de Platon.