J’ai éprouvé hier durant toute la journée l’impression de vivre un moment historique, impression qui n’a fait que s’amplifier au fil des heures. J’ai publié mon billet sur Wikileaks pour me calmer mais ça n’a rien arrangé. Était-ce une hallucination ou un mauvais trip ?

Je n’étais pas le seul inquiet. Sur Twitter, Pierre Chappaz a déclaré :

L’action des gouvernements contre Wikileaks est l’atteinte aux droits numériques la plus grave depuis le début d’Internet.

Un gouvernement occidental, celui de la France en l’occurrence, prétendument démocratique, a bloqué l’accès à un site parce qu’il publiait des informations désagréables. En temps de paix, un État de droit se doit d’intenter une procédure en justice. D’ailleurs, pourquoi dans l’urgence fermer un site disponible sur des centaines de miroirs et dont le code tourne en Torrent ? Une démonstration de soumission aux États-Unis ou un mouvement de panique ?

En tout cas, ces réactions en disent long sur les enjeux que représente Internet. Au sommet de nos États, nos gouvernants ne veulent pas de la liberté d’expression dès qu’elle les atteint et entrave leurs manigances, soi-disant menées pour notre plus grand bien. Nous croyez-vous aussi naïfs ? Depuis toujours vous avez préparé des guerres dans notre dos. Vous parlez de vies en jeu ? N’est-ce pas vous qui envoyez vos armées partout ? Que nous puissions avoir envie de vous brider vous dérangerait ?

Oublions Wikileaks. C’est un détail. Bloquer l’accès à un site, sans la moindre gêne, sans le moindre débat démocratique, c’est la porte ouverte à toutes les censures. Demain vous ne pourrez plus rien reprocher à la Chine. Vous employez les mêmes méthodes qu’elles, avec les Roms et maintenant avec les internautes. La France s’est déchu elle-même du droit de parler des droits de l’homme.

La justice cassera j’espère la décision du gouvernement, sauvera notre démocratie encore un temps, mais nous avons effectué un pas de plus vers l’autoritarisme. Depuis longtemps j’annonce cette pente comme inévitable. Nous traversons une crise de la complexité qui ne peut se régler que de deux façons.

  1. Soit nous tentons de simplifier la société pour garder opérantes les anciennes méthodes de commandement et contrôle. La simplification se pratique de prime abord de deux façons. 1/ Avec l’autoritarisme, on transforme les citoyens en soldats serviles (chacun à sa place et ainsi peu importe notre nombre). 2/ En cultivant le secret, on évite que la multitude ne fourre son nez partout et ne remette en question les décisions (on comprend ainsi pourquoi Wikileaks énerve).
  2. Soit nous apprenons à vivre la complexité : plus de décentralisation, d’auto-organisation, d’intelligence collective, de liberté, d’individuation, de transparence… Attention, je suis loin d’être un dictateur de la transparence. Toute position extrême est intenable dans un monde complexe. Tout ne peut-être que limité : la biosphère, la liberté, la transparence… Mais ce n’est pas une raison pour s’imposer des limites ridiculement basses.

Nos gouvernements choisissent la première solution. Les États-Unis font pression sur Amazon pour couper l’hébergement de Wikileaks. En France, on est plus radical. On ne négocie pas avec l’hébergeur, on bloque les DNS en amont. Nous sommes en route vers la grande simplification de ce monde dont Internet est l’un des facteurs de complexification.

Demain Facebook, Twitter et Google se coucheront comme ils se sont déjà couchés en d’autres situations. Comme Amazon et PayPal viennent de nous le prouver, il ne faut rien attendre des compagnies privées pour défendre nos intérêts. Quand leurs intérêts sont en jeu, elles oublient le reste. Il en ira de même de tous les médias qui dépendent un tant soit peu de la finance.

Pour le moment, quelques médias publient les faux secrets de nos gouvernements, mais regardez bien. Combien dénoncent la déclaration de guerre ? Combien affirment qu’une guerre mondiale commence ? Ils restent prudents parce qu’ils sont vulnérables. Ils sont vulnérables parce qu’ils sont centralisés et que les financiers les tiennent pour la plupart. Le jour où le gouvernement leur ordonnera de choisir entre se coucher ou voir leur financement se tarir, ils se coucheront parce que gagner de la tune est leur priorité.

Sommes-nous pieds et poings liés ? Non, nous avons déjà une infrastructure médiatique de secours : la blogosphère. Par la multiplicité de ses pôles, elle interdit les frappes simplistes. Pour la faire taire, il faut faire taire Internet. Pourquoi pas ? Mais nous n’en sommes pas encore là, d’autant moins que dans ce cas les Google, Amazon, Facebook et autre Twitter ne seront plus d’accord pour se coucher sagement.

Nous vivons en ces heures une crise historique. Nous avons la preuve, s’il en fallait une, qu’Internet fait peur. Que dans une situation politique et économique tendue, les gouvernements se donnent les moyens d’occulter le fameux cinquième pouvoir. Tout apparait lié : l’économique, le politique, la liberté d’expression… Une crise générale se joue.

Les financiers nous gouvernent. Ils ne peuvent accepter la mise à jour de leurs pratiques. Les gouvernants ne peuvent accepter les leurs. Ils ne s’opposent pas à la révélation de quelques secrets diplomatiques mais à la révélation de leurs magouilles à vaste échelle. Alors ils cherchent à faire taire ceux qui dénoncent. Il existe de nombreuses stratégies. Un tel serait fou, un tel autre anarchiste, un tel autre criminel. Tous les arguments seront utilisés avant d’employer la force.

Depuis hier, la liberté d’expression n’est plus acceptable pour le gouvernement français. En renonçant à la voie juridique, il a commis un acte de guerre sur son propre territoire. Pourquoi s’en serait-il privé ?

Pendant que je me posais cette question, pendant que j’avais l’impression qu’une ligne critique approchait de la rupture dans notre système complexe, la plupart des gens étaient devant TF1 ou pire sur Facebook ou sur Twitter à faire comme si de rien n’était. Lors des informations, on continuait de parler de la légitimité ou non de Wilileaks, mais on ne parlait pas d’une censure étatique organisée à l’échelle mondiale. On faisait tout pour faire croire que cette affaire ne nous concernait pas alors que nos libertés fondamentales étaient en jeu.

J’étais ce matin à Sète. Dans la rue devant la mairie, de la neige avait été transportée depuis les Pyrénées et nos bambins faisaient du ski sous un soleil radieux. La vie était belle dans le meilleur des mondes. Nos gouvernements veillaient sur notre confort de légumes décérébrés.