À quoi ressemblent ces hommes et ces femmes qui nagent dans le flux ? Je voudrais répondre à cette question, déjà pour m’aider à mieux me situer dans le monde, à accepter les aléas de la vie contemporaine et ne pas perdre courage.

J’ai souvent défini le flux, notamment dans Propulseurs dans le flux. Le flux ne se limite pas au flux des informations, mais à tous les échanges matériels ou immatériels qui ne cessent de se produire… et qui ont la particularité de boucler sur eux-mêmes. De fermer le système. D’imbriquer les causalités. De casser les notions de début et de fin, de haut et de bas. Le flux est un état de complexité extrême et d’interdépendance massive.

Je vois pour chacun de nous quatre attitudes possibles.

  1. Ne pas réellement avoir conscience du flux, sinon de la complexité qu’il engendre, s’y noyer, y perdre pied, boire la tasse et être balloté sans pouvoir réagir. J’ai l’impression que la plupart des gens sont aujourd’hui des victimes de la fluidification. Plutôt que de les éveiller au flux, quelques potentats pourraient les dresser contre lui. Je vois de telles tentations d’un bout à l’autre du spectre politique.

  2. Se tenir le plus possible à l’écart du flux, aller s’abriter dans les régions encore calmes, même si les vagues ne peuvent manquer de venir battre toutes les plages de la planète.

  3. Vivre dans le flux, en être même un actif animateur mais en rechignant à sa logique centrale, le grand rebouclage (ou grande fermeture, ou closure). Ainsi de nombreux affairistes, notamment les promoteurs des nouvelles technologies, n’ont d’autres ambitions que la puissance, c’est-à-dire la volonté de s’élever dans la hiérarchie sociale, ce qui revient à casser les boucles, au moins certaines, à introduire des bas et des hauts où se percher.

  4. Devenir un homofluxus. Vivre dans le flux en épousant sa logique interne. C’est le choix que j’ai effectué. De cette position, j’aime et déteste les affairistes. Je les aime parce qu’ils développent les outils pour m’aider à mieux naviguer dans le flux, je les déteste parce qu’ils ne vont pas au bout de leurs idées et restent attachés aux anciens paradigmes préfluxistes.

Quels sont les grands traits de cet homofluxus en gestation ?

Éclectique

Le grand rebouclage supprime les débuts et les fins et, en même temps, brouille les frontières entre les domaines de compétences. Être dans la boucle, c’est souvent être en toutes parts du flux, donc souvent faire le grand écart entre des domaines étrangers.

Cette nécessité de l’éclectisme n’est pas temporaire, causée par un trouble historique propre à une époque de transition. Elle est consubstantielle de l’état de complexité du flux. Vivre dans le flux, c’est être éclectique. On ne peut pas être spécialiste d’une chose dans le flux mais on doit toucher à de nombreux domaines.

Nomade

L’éclectisme entraîne la navigation perpétuelle entre les champs de savoirs, entre les compétences, entre les activités, entre les réseaux sociaux. Par tradition, le nomade vit déjà un grand rebouclage sur le territoire, suivant des chemins de migration souvent immuables. Dans le flux, le nomadisme s’est généralisé. L’homofluxus parcourt l’infosphère, la culturosphère, la sociosphère…

Anarchiste

Je sais que ce mot sent le souffre pour beaucoup de gens qui le comprennent mal. Quand il y a rebouclage, disparition du haut et du bas, il y a aussi disparition des niveaux hiérarchiques, donc des structures de domination. Un homofluxus ne cherche aucune position qui le situerait au-dessus des autres. Il est parmi eux, dans le même bain qui se renouvelle sans cesse. Il ne peut que regarder d’un mauvais œil, tout ceux, innombrables, encore à la recherche d’une reconnaissance de classe. Leurs agitations s’opposent à la fluidification. Leur volonté de position implique de casser des boucles pour se mettre au départ des fils correspondant (et tirer les ficelles). Dans le flux, personne ne les tire, plutôt tout le monde tire celles à sa portée.

Connecteur

L’homofluxus œuvre consciemment pour le grand rebouclage. Il participe consciemment à la complexification du monde. Il établit sans cesse de nouvelles connexions entre les idées, les œuvres et surtout les individus dans le but de densifier le graphe social. Plus il y a de connexions, plus il y a de rivières pour que s’écoule le flux (et moins il y a de chances que des profiteurs dressent sur leur cours des barrages).

Libre

La combinaison des traits précédents ne peut conduire qu’à la liberté, une liberté qui se construit dans l’interdépendance massive. Liberté de se mouvoir dans le flux, entre les compétences, sans être attaché à des hiérarchies auxquelles il faut rendre des comptes.

Tourmenté

L’homofluxus vit dans un monde nouveau, encore mal défini, encore en devenir. Il n’en connait pas les règles, aucune tradition n’a sanctifié des attitudes gagnantes et il doit lui-même s’autocongratuler.

Il n’existe aucune institution pour féliciter l’homofluxus de ses accomplissements. Au contraire, les institutions du monde préfluxistes, encore puissantes, ont tendance à porter des jugements négatifs, souvent par leur silence.

Pour celui qui a refusé les structures de domination au profit du mouvement, il est toujours rageant de voir parader les apparatchiks de l’ancien monde. Ils se gorgent de leurs réussites alors qu’ils ne font que répéter des gestes éculés et vides de sens.

Quand l’homofluxus doute, et il doute souvent, il est tenté de faire marche arrière. Comme, avant de prendre la route, il a compris les mécanismes du monde préfluxiste, il pourrait y occuper une position confortable (ce qu’il a parfois fait). Cette possibilité d’une vie moins exigeante, financièrement plus confortable, le tourmente parfois. Puis un souffle de bonheur le traverse, le vent du large le balaie, non, il ne veut pas retourner en arrière même si les sirènes l’appellent. C’est en analysant sa propre vie, en la comparant à celle qu’il a menée, qu’il sait qu’il a effectué le bon choix.

L’homofluxus oscille entre d’intenses moments de félicité et le découragement le plus total. C’est un état propre à tous les explorateurs. La route n’est pas toujours reposante mais elle reste plus attirante qu’un canapé de cuir acheté à crédit.