Le libre et la liberté

En préparation de ma conférence donnée à la Maison du livre de l’image et du son François Mitterrand de Villeurbanne, j’avais préparé un texte qui m’a servi de fil rouge.

Je ne suis pas un expert

J’ai été élève ingénieur au milieu des années 1980. À cette époque, les professeurs d’informatique avaient le trac. Ils savaient que dans la salle des élèves en savaient plus qu’eux. Ils nous lançaient des œillades, attendaient des approbations après chacune de leur assertion. C’était une bonne époque pour être élèves, nous avions un pouvoir certain sur nos maîtres. Eux devaient être moins à l’aise. Je suis aujourd’hui dans le cas de ces maîtres qui parlaient devant une audience plus experte qu’elle. J’espère que vous serez indulgents, je pense notamment aux membres de l’ALDIL.

Merci Xerox

Il est difficile de parler du libre sans évoquer Richard Stallman et de rappeler l’anecdote à l’origine de l’invention du logiciel libre. Même si tout le monde la connait, je crois bon de la rappeler.

Au début des années 1980, Stallman travaille au MIT. Quand il lance une impression sur l’imprimante départementale de son laboratoire, il ne sait jamais quand elle se termine et surtout si un bourrage papier n’a pas tout bloqué. Il doit se déplacer plusieurs fois pour vérifier où les choses en sont, croisant d’autres chercheurs qui comme lui patientent et qui perdent beaucoup de temps. Il modifie alors le logiciel de l’imprimante pour lui faire envoyer sur le réseau un message à la fin des impressions ou en cas de bourrage. Il suffit maintenant de se déplacer uniquement si nécessaire. Tout le monde gagne soudain du temps.

Bientôt l’imprimante est remplacée par un prototype de Xerox qui souffre des mêmes défauts. Stallman songe immédiatement à modifier le logiciel. C’est impossible. Xerox n’a pas fourni le code source. Conséquence, au moindre problème, il faut passer par Xerox. Ainsi Xerox a acquis un certain pouvoir sur les utilisateurs de son imprimante. Il les a privés d’une part de leur liberté.

Xerox justifie l’instauration de cette structure de pouvoir au nom du droit commercial. Est-elle justifiée ? Non ! pense Stallman et il trouve une manière de l’abattre : créer des logiciels libres et ouverts pour que la culture informatique puisse se développer et que chacun de nous soit maître de ses ordinateurs et de ses périphériques. Stallman résume ses idées dans Le manifeste GNU publié en 1985.

Le maître et l’esclave

En novembre dernier, j’ai passé à Genève une journée en compagnie de Stallman. Nous voulions discuter de la possibilité d’étendre le concept du logiciel libre à la monnaie et à l’ensemble du système financier. Au début de l’après-midi, des élèves en économie de l’université sont venus écouter Stallman et lui poser des questions. À un moment donné, un garçon a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt de savoir s’il utilisait un logiciel libre ou pas.

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que, par le passé, beaucoup d’esclaves n’avaient jamais pris conscience qu’ils étaient esclaves. C’était pour eux un état si naturel qu’il n’était même pas contestable. On ne sait ce qu’est la liberté que quand on y a goûté. C’est pour illustrer ce point que j’ai rappelé le moment qui préfigure l’invention du logiciel libre.

Stallman était libre et, soudain, il a vu sa liberté d’utilisateur réduite. Il a mesuré ce que Xerox lui enlevait. Ceux qui ont toujours utilisé l’imprimante Xerox avec son logiciel privateur (en français, Stallman préfère dire privateur, sous-entendu privateur de liberté, à propriétaire, il n’a rien contre la propriété privée) ne savent pas ce qu’ils perdent.

Vous allez peut-être dire que n’étant pas programmeur vous vous fichez que les codes de vos logiciels soient libres ou non. Ça ne change rien à votre liberté. Mais la liberté n’est-elle pas aussi fonction des potentialités qui s’offrent à nous ?

Je sais que je peux sauter à l’élastique même si je ne sauterai jamais à l’élastique. Qu’on me l’interdise et je le ressentirais comme une brimade. Et si on l’interdit à ceux qui aiment ce jeu, j’en déduirai que je vis dans un monde qui dérive vers autoritarisme. Stallman a assisté à cette dérive dans le monde de l’informatique. Ne croyez pas qu’elle soit propre à ce microcosme.

La société de la rareté

Nous vivons dans une société de la rareté. Chaque fois que je dis ça sans préambule, je vois les yeux s’exorbiter. Depuis la révolution industrielle n’est-on pas entré dans l’ère de l’abondance ? Nous avons tout ce que nous voulons, nous en avons même trop, il serait bon de réduire l’abondance en des temps de crise écologique.

Essayons-nous à un petit inventaire.

Le travail est-il abondant ? Si tel était le cas, il n’y aurait pas de chômage. Le travail est donc rare.

L’argent est-il abondant ? La rareté du travail fait que pour beaucoup de gens l’argent est rare. Et même pour ceux qui travaillent, les salaires sont souvent trop modestes. L’argent est rare. C’est vrai, ça dépend pour qui, pas pour les banquiers qui le fabriquent, mais ils se le réservent pour leur bonus de fin d’années et ceux de leurs amis.

Le temps est-il abondant ? Non, puisqu’il faut toujours travailler plus pour gagner plus.

Les pâtes sont-elles abondantes ? Si vous allez au supermarché, vous verrez un énorme rayon. Si vous regardez bien, vous découvrirez qu’il existe peut-être cinquante sortes de pâtes différentes, mais pas plus. En revanche, pour chacune des dizaines et des dizaines de paquets seront empilés. Au total, il y a une abondance de paquets, mais pas une abondance de choix. C’est vrai pour tous les objets manufacturés. Ils sont produits en grande série, mais peu de séries sont produites.

Les logiciels sont-ils abondants ? Ceux privateurs : non, d’aucune façon. Il faut payer une licence pour les posséder et, comme l’argent est rare, ils ne peuvent pas être abondants. Seuls les logiciels libres peuvent être abondants puisqu’ils peuvent circuler librement.

Si Stallman était là, il m’aurait arrêté. Stallman est très précis sur les mots, je ne le suis pas. Libre signifie libre accès au code et le droit de le modifier. Mais cette liberté-là est insuffisante, si elle ne se double pas de la liberté de circulation. Si je dispose d’un logiciel libre, même si je l’ai acheté, j’entends pouvoir le faire circuler. Cela est possible en fonction des différentes licences de logiciel libre utilisées. Quoi qu’il en soit, dans le cas favorable, la libre circulation est possible et, du coup, la véritable abondance en découle.

Des livres papier aux ebooks

Un autre exemple. Les livres sont-ils abondants ? Non, ils sont imprimés sur un support matériel, donc en aucune manière ils ne peuvent être dupliqués indéfiniment. Un livre n’est jamais abondant. Quand on n’a pas les moyens de les acheter, on doit aller dans les bibliothèques. Les bibliothécaires savent bien que tout le monde ne va pas dans une bibliothèque : les écoliers, les étudiants, les retraités, les universitaires… Mais les autres ? Pas trop. La non-abondance des livres est donc un frein à la propagation de la culture.

Miracle, on invente en ce moment les ebooks, les livres deviennent indéfiniment copiables comme les logiciels. Que font de nombreux éditeurs ? Ils ajoutent des DRM pour interdire la copie. Cela revient à introduire de la rareté là où on a une abondance naturelle, donc à réduire nos libertés. Savoir qu’on m’empêche de lire tous les livres que je ne lirai jamais c’est comme si on m’interdisait de sauter à l’élastique.

La crise écologique

Cette pratique est dangereuse en période de crise écologique. Nous avons, il me semble, tout intérêt à rendre abondant tous les biens qui peuvent l’être, c’est-à-dire tous les biens immatériels. S’ils se diffusent largement, nous leur consacrerons de plus en plus de temps et on peut espérer que nous passerons de moins en moins de temps à consommer des biens matériels, qui eux ne pourront jamais être abondants.

La rareté artificielle introduite par les DRM ou les licences privatrices revient à mettre les biens immatériels au même niveau que les biens matériels. C’est comme si on nous disait que lire ou rouler en voiture c’était une activité comparable. D’un point de vue écologique non. Si nous nous préoccupons d’environnement, nous devons militer en faveur de l’abondance, donc incidemment pour le logiciel libre.

Cette tendance de certains à vouloir réduire ce qui est abondant n’est pas neuve. Nous payons l’eau par exemple bien plus cher que le strict prix du transport ne l’imposerait. Construire des barrages pour rendre rare ce qui est abondant est un moyen efficace de réaliser des profits substantiels. Cela revient souvent pour une entreprise à vendre ce qui ne lui appartient pas. C’est le cas des ressources naturelles. Nous savons aujourd’hui qu’elles sont rares mais au départ les industriels les supposaient abondantes et cela ne les a pas empêchés de les rationner en les facturant.

Le hacker

Moi-même je ne suis pas un intégriste du logiciel libre. Si mes serveurs tournent sous Linux, mes autres PC tournent sous Windows. J’essaie de maximiser l’usage des logiciels libres, mais, à ce jour, il m’arrive encore de générer des PDF compliqués, et je ne connais pas de logiciel de PAO performant sous Linux. De même, je continue de préférer Word au traitement de texte d’Open Office. Word est pour moi un stylo que je traîne depuis 25 ans et j’ai du mal à en changer.

Suis-je un traitre à la cause du libre ? Je ne le pense pas. J’estime que, quand la rareté a été introduire artificiellement, nous devons restaurer l’abondance en recourant s’il le faut au piratage. C’est un acte politique et non pas un acte répréhensible pénalement. Bien sûr, tout dépend dans quel camp on se place pour juger de cette affaire.

Pour moi, favoriser l’abondance dépasse les intérêts particuliers. C’est un défi pour l’avenir : passer de la société de la rareté, souvent artificielle et donc régentée par les structures de pouvoir, à la société de l’abondance, une société qui s’éloigne autant que possible du matérialisme.

Le hacker n’est pas un délinquant, c’est un activiste.

Jailbreaker

Les structures de pouvoir brident si souvent de façon éhontée nos libertés que nous n’avons pas d’autre choix que de devenir hacker.

Je possède un iPhone. Il n’y a pas plus privateur que cet appareil, mais j’avoue qu’il est d’un usage particulièrement agréable. J’ai succombé à la tentation.

Début, janvier après avoir enregistré une conférence que je donnais, j’ai été incapable de récupérer l’enregistrement qui était bien présent sur le téléphone. Apple ne nous donne tout simplement pas accès au disque dur de l’iPhone, c’est-à-dire que je n’ai pas le droit d’accéder à mes propres fichiers.

La privation était totale et inacceptable.

J’ai donc jailbreaké mon iPhone pour accéder au disque. Mais une fois la porte ouverte la tentation devient grande d’installer toutes les applications en ne passant plus par Apple. Chaque bride de liberté gagnée en appelle d’autres.

Les logiciels libres créateurs de liens

Les logiciels libres nous font entrer dans la civilisation de l’abondance pour deux raisons évidentes.

  1. Souvent, ils circulent librement ce qui leur permet de se démultiplier sans aucun frein.

  2. Les programmeurs peuvent sans cesse le faire évoluer ce qui démultiplie l’innovation et la diversité de l’écosystème.

Il existe une troisième raison. Quand j’achète un logiciel, je donne de l’argent, en retour je reçois un code. Si je me suis lié avec le programmeur, lui n’est pas lié avec moi. Dans sa poche, l’argent n’a pas d’odeur, pas de couleur, il se mélange avec l’argent qu’il a reçu par ailleurs. Entre le programmeur et moi s’est instauré un lien de maître-esclave.

En revanche, quand je récupère un logiciel libre, souvent je ne donne rien, mais un lien moral s’établit. Je me sais redevable au programmeur et il est assez fréquent d’aller discuter avec lui en cas de problème, et pourquoi pas alors de le rémunérer, mais après coup, après satisfaction. C’est ainsi que les communautés se forment. Le logiciel libre est un facteur de socialisation.

Si, avec mon iPhone, je suis un esclave d’Apple, je ne le suis pas avec Mozilla ou avec un autre logiciel libre. La nature de l’acquisition change la relation ultérieure.

La complexité volontaire

Ça peut paraître un détail, mais cette petite impulsion en faveur des liens sociaux s’inscrit dans un mouvement plus vaste entretenu par les réseaux sociaux et, plus généralement, par toutes les technologies de fluidification. Nous sommes en train de complexifier le monde.

Chaque fois que nous créons un nouveau lien entre deux personnes, nous complexifions le graphe social de l’humanité, donc en compliquons le contrôle. Plus nous créons de liens, plus nous sommes libres.

Un exemple. Un logiciel libre se propage, se transforme, évolue. Personne ne le contrôle. Dans un logiciel privateur, l’éditeur peut installer des spywares. Il peut même comme Amazon ou Apple supprimer vos fichiers à distance. Un logiciel privateur est contrôlable par nature. C’est un outil qui peut s’avérer réducteur de liberté en même temps que réducteur de complexité, ne serait-ce que parce que partout il est identique à lui-même.

Quand on est attaché à la liberté, on doit défendre le logiciel libre, mais aussi, en participant à la complexification sociale du monde, s’opposer à toutes les structures de domination, qui ont pour principale ambition d’instaurer la rareté pour nous distiller des biens moyennant paiement.