Canevas écrit en préparation de la conférence donnée à Villeneuve-d’Ascq, université Lille 3, à l’invitation des étudiants du master GIDE de l’UFR IDIST. Je résume les grandes idées exposées dans L’alternative nomade.

Les dangers du GPS

J’ai donné début mars une conférence à Villeurbanne. Comme le lendemain je devais rejoindre ma famille dans une station des Alpes du Sud, j’ai pris la voiture. J’avais bien cherché à faire le trajet en train, mais c’était tout simplement impossible. Le site de la SNCF m’annonçait 11 heures de parcours et me faisait arriver à 50 km de ma destination.

J’ai donc quitté le Midi en voiture et j’ai suivi aveuglément mon GPS jusqu’à la médiathèque de Villeurbanne. Le lendemain, je suis reparti pour la station du Sauze. Après 5 heures de route, j’arrive en haut d’un piton rocheux où se perchent trois maisons. Il n’y a pas de station à cet endroit.

J’appelle Isabelle. « La station s’appelle Le Sauze, pas Sauze. » Je reprogramme le GPS. Il me faut plus de trois heures de route supplémentaire avant d’arriver à destination, une destination non loin de laquelle j’étais passé 5 heures plus tôt. Je comprends alors qu’un train via Grenoble et Gap m’aurait amené à bon port.

Est-ce cela le nomadisme ? Cette capacité à se mouvoir en liberté et d’user à tors et à travers de cette liberté ? Je vais essayer de montrer qu’on peut envisager les choses autrement, de manière plus responsable et aussi plus heureuse.

L’alternative nomade

Le genre homo est apparu il y a 6 ou 7 millions d’années. Durant tout ce temps, nos ancêtres ont été nomades. Ils n’ont fini par se sédentariser qu’au cours de la transition néolithique il y a 10 000 ans. Autant dire que nous avons été nomades pour l’essentiel de notre histoire.

Le nomadisme est-il un mode de vie dépassé ? En 1969, dans une lettre à l’éditeur Tom Maschler, Bruce Chatwin expose l’idée d’écrire un livre sur le nomadisme qu’il aurait intitulé L’alternative nomade pour montrer justement qu’il n’en est rien. Le nomadisme serait toujours pour chacun de nous une possibilité.

Deux grandes questions alors se posent.

  1. Quel intérêt aurions-nous à redevenir nomades ?
  2. Si le nomadisme est intéressant, pourquoi y avons-nous renoncé ?

Les réponses à ces deux questions s’entremêlent et l’une exige un commencement pour l’autre. C’est ce qu’on appelle la complexité. L’impossibilité de séparer les choses pour les simplifier. Je vais donc parler de nomadisme, mais aussi de complexité. Je n’ai pas le choix.

Intérêt du nomadisme

Je ne vais pas m’étendre sur l’intérêt pour les premiers hominidés, mais juste attirer l’attention sur un point qui nous concerne. Les nomades ne possèdent que ce qu’ils peuvent transporter. Autant dire que si on est nomade, on n’est pas matérialiste (même si aujourd’hui certains nomades se déplacent avec de lourdes caravanes motorisées). Pour bénéficier d’une grande liberté de mouvement, il faut rompre les chaînes avec le matériel.

Une civilisation de nomades aurait donc moins de chances d’impacter la biosphère qu’une civilisation de sédentaires.

Cette proposition est-elle tenable ? Imaginons que 9 milliards d’humains se déplacent, comme le font certains affairistes ou stars de la jet-set. Nous ne ferions qu’empirer l’état de notre monde. Qui est prêt à partir à pied avec un simple baluchon ? Pratiquement personne (d’ailleurs, comment nous alimenterions-nous ? qui cultiverait les terres ?). Ce nomadisme n’est pas une alternative, sinon pour de trop rares vagabonds.

Faut-il alors rejeter l’idée d’un renouveau du nomadisme ? Non, il existe une autre possibilité. Devenir nomade dans le graphe social !

Le graphe social

Un nomade se déplace traditionnellement à la surface du monde, un monde que nous avons appris à cartographier depuis l’antiquité grecque. Le nouveau nomade se déplace à la surface d’un monde que nous apprenons à cartographier seulement depuis la fin du xxe siècle.

Même si la carte n’est pas le territoire, elle aide à en prendre la mesure. Imaginez chacun de nous comme un point. Tracez des traits entre tous les amis. Colorez les traits en fonction de l’intensité des relations qu’ils véhiculent. Vous obtenez le graphe social de l’humanité.

Comment peut-on se déplacer sur ce territoire social ? Parfois, à bord d’un train, il nous arrive de croire être en marche alors que c’est un autre train qui se déplace. Nous avons deux façons de bouger. En nous déplaçant effectivement ou en faisant changer tout ce qui nous entoure. Dans le graphe social, cela revient à créer sans cesse de nouvelles connexions, sans pour autant abandonner les anciennes. Nous voyageons loin quand nous allons nous connecter avec quelqu’un situé dans une autre communauté que la nôtre, et peu importe sa situation géographique.

Le flux

Comme tout territoire, le graphe social est le lieu d’une intense activité. Celle des liens qui se nouent et se dénouent, mais aussi des informations, des idées et des émotions qui circulent de lien en lien. Ce flux est comparable au sang qui irrigue notre réseau sanguin. C’est le sang de l’humanité. Plus il circule, plus nous bougeons avec lui. Nous devenons des nomades dans un espace culturel et non plus matériel.

L’existence de ce flux ne suffit toutefois pas à faire de nous de nouveaux nomades. Nos ancêtres étaient en perpétuelle migration parce que les conditions naturelles ne leur laissaient pas d’autres choix. Aujourd’hui, malgré une pléthore de désastres et de menaces, nous restons encore confortablement vautrés dans nos canapés. Si nous devenons nomades, ce ne peut être que par choix, un peu comme les voyageurs, parce que nous entrevoyons la possibilité d’une vie plus intense.

Il existe une condition préliminaire à ce nomadisme volontaire, la liberté. Si nous n’avons pas rompu les liens qui nous immobilisent, nous ne nous mettons pas en mouvement, que ce soit dans l’espace ou dans le flux, et nous avons peu de chance de nous éloigner du matérialisme.

Il me semble que beaucoup d’écologistes, et je suis écologiste, n’ont pas compris ce point. Toutes leurs solutions sont masochistes. Ils veulent les imposer par le haut de la société, parce qu’elles font mal. Ils ne veulent pas voir qu’il existe une voie de sortie qui passe par la responsabilité individuelle, l’action individuelle, c’est-à-dire en premier lieu par une plus grande liberté (et je ne parle pas de liberté économique qui pour moi est la plus grande des dictatures car elle oublie que la liberté des uns s’arrête à celle des autres).

La liberté

Nous avons de la chance, la complexité est en train de nous donner un coup de main. Grâce à une flopée d’outils (téléphone, trains grande vitesse, avions, réseaux sociaux…), nous établissons de plus en plus simplement de nouveaux liens et, en même temps, y propulsons des informations, des idées et des émotions, animant le flux avec toujours plus d’intensité. Nous construisons simultanément le territoire et nous l’irriguons.

Ce faisant nous complexifions le graphe social, c’est-à-dire que nous complexifions la structure de l’humanité. Il se trouve qu’une structure complexe est difficile à contrôler.

Imaginez une entreprise avec un bel organigramme pyramidal. Les décisions circulent du haut vers le bas. Les informations montent ou descendent, c’est tout. Dans un graphe social qui ressemble par sa topologie à un cerveau, la circulation s’effectue en tout sens. Le haut et le bas n’existent plus. Personne n’est au centre. Les ordres se dissolvent.

En conséquence, plus nous tressons de liens, plus nous complexifions la société, plus il est difficile de la contrôler, donc à titre individuel nous sommes plus libres. L’usage des outils sociaux augmente malgré nous notre degré de liberté et nous prépare au nomadisme.

L’individuation

Gagner en liberté, c’est bien beau, mais pour quoi faire ? Pour ne plus s’informer comme avant, en s’abreuvant à une source unique. Pour ne plus suivre aveuglément quelques politiciens qui auraient les réponses à toutes les questions. Pour vagabonder dans le flux, y écouter des musiques différentes de celles que tout le monde écoute. Idem pour les livres, les films… Tout cela se produit naturellement du moment que nous sommes plus interconnectés, donc plus irrigués par la diversité. Nous sommes alors entrés en mouvement, nous sommes devenus nomades, en même temps nous nous individuons, nous nous singularisons, nous nous différencions de tous les autres.

Se lier davantage, c’est accepter d’être altéré par les autres, c’est accepter d’être mis en mouvement en même temps que de se mettre soi-même en mouvement. On ne peut être hyperlié et être statique. Chacun des liens nous envoie des impulsions que nous ne pouvons longtemps ignorer. Elles nous font bouger, mais, pas dans le sens d’une vague qui nous amènerait tous au même endroit, plutôt elles nous éparpillent, nous plaçant chacun à un point unique, ce point où nous sommes nous-mêmes et nul autre.

L’économie des liens

Cette individuation a des conséquences immédiatement économiques. Si je suis différent de toi, je consomme différemment de toi. Les produits de masse n’ont plus aucun attrait pour un être individué. Il se dirige vers le sur mesure, vers ce qui n’a de valeur que pour lui. Les produits industriels perdent de leur intérêt. Nous glissons vers une société artisanale qui pour autant ne rejette pas la technologie. Peu à peu, nous transitons d’une économie des biens à une économie des liens.

Nous n’avons pas rejeté le matérialisme, mais, passant de plus en plus de temps immergés dans le flux, nous en ressentons moins la nécessité. En parallèle, nos actes consuméristes s’effectuent de plus en plus souvent en lien direct avec le producteur, qui œuvre pour nous, pour satisfaire nos particularités.

Consommer revient alors à établir un lien intime avec un producteur. C’est un acte sans rapport avec la consommation inaugurée par la révolution industrielle, où nous établissons des liens de dépendance, des liens maître-esclave, des liens privateurs de liberté.

Ces nouveaux liens libérateurs, que nous pourrions qualifier de riches, ajoutent de la complexité au graphe social, ils accroissent encore notre liberté, une liberté qui ne voudra pas se laisser immédiatement entraver par des biens inutiles. Du coup, on ne consomme que ce qui est indispensable à notre mode de vie. On achètera une brosse à dents ou un téléphone intelligent (parce qu’il nous aide à nous lier et à propulser dans le flux), mais pas des bibelots ridicules pour décorer notre logement.

Le matérialisme est incompatible avec la liberté, cette liberté qui nous permet de nous mettre en mouvement. Quand nous gagnons de la liberté, nous ne pouvons que casser les liens qui nous immobilisent pour gagner plus de liberté. D’un côté, nous tressons le graphe social, d’un autre, nous dénouons les attaches matérielles.

Se mettre en route, c’est se délester du superflu, même si on ne fait que naviguer à la surface du flux. Nombre de produits matériels nous encombrent l’esprit et brident notre nomadisme (pensez à ce crédit qui vous tourmente et vous empêche de dire merde à votre patron).

La spécialisation

Je peux maintenant revenir à la seconde question initiale. Si le nomadisme est si intéressant, pourquoi nos ancêtres y ont-ils renoncé ?

Que c’est-il passé autour de la révolution néolithique ? Le gibier s’est fait plus rare et la population a augmenté. De par leur nombre, nos ancêtres se rapprochèrent les uns des autres, le graphe social commença à se complexifier. Un phénomène merveilleux se produisit alors : plus nous nous lions, plus nous coopérons.

Quand nous avons besoin de faire quelque chose que nous ne savons pas faire, nous pouvons trouver plus facilement quelqu’un qui sait le faire. Quand le graphe social se complexifie, la coopération se développe et en même temps la spécialisation. Chacun renonce à ce qu’il fait mal pour faire ce qu’il fait bien. C’est une forme première d’individuation, se différencier par son savoir-faire.

Réciproquement, dans une société avec un graphe social simple, notamment parce que le groupe est réduit, il est difficile d’aller chercher la perle rare. Tout le monde fait en gros la même chose. Le niveau d’individuation est faible.

Nos ancêtres en devenant plus nombreux ont haussé la complexité de leur graphe social, donc leur niveau de coopération, leur intelligence collective. Ils ont commencé à innover. Ils ont inventé l’agriculture, puis l’élevage. Ils ont construit les premières agglomérations, chaque fois augmentant la complexité sociale, et en même temps l’individuation. La sédentarisation était devenue socialement avantageuse.

Avant le néolithique, sur les territoires faiblement peuplés, les nomades manquaient d’interconnexions pour développer la spécialisation-coopération. Avec les nouvelles technologies, nous nous trouvons dans une situation contraire. Le nouveau nomadisme booste la complexité sociale et maximise notre individuation, à un stade jamais atteint dans le monde sédentaire.

Nous ouvrons un nouveau cycle dans l’histoire de l’humanité. Nous revenons à la mobilité sans renoncer à la complexité.

Lutter contre l’entropie

Dans l’univers, l’entropie ne fait que détruire les structures et nous fait tendre vers un mélange uniforme. Dans notre biosphère, l’énergie fournie par le soleil nous permet de lutter contre ce phénomène et de développer des structures de plus en plus complexes. Dès les années 1940, Teilhard de Chardin a montré que dans la biosphère la complexité ne cesse de croître. Il la faisait tendre vers le point oméga, c’est-à-dire Dieu.

Je ne le suis pas jusque-là, mais la complexité effectivement s’accroît depuis l’apparition de la vie sur Terre. Vouloir s’opposer à ce phénomène me paraît vouloir nier la vie. C’est pour cette raison que je n’aime pas le mot décroissance. Je crois que nous devons rester sur cette courbe de la croissance de la complexité. Nous l’avons fait en devenant sédentaires, nous le faisons à nouveau en devenant des nomades dans le flux.

Il est intéressant de constater que si on trace l’évolution de la complexité, par exemple en représentant la démographie (plus on est nombreux, plus la société a de chance d’être complexe) et si on la compare à l’évolution de la liberté, on obtient des courbes synchrones.

Ce n’est pas une coïncidence. Plus je complexifie, plus je suis libre. Toute politique qui nous ferait tendre vers moins de complexité impliquerait à coup sûr une diminution des libertés. C’est ce que font depuis trois siècles le consumérisme et le capitalisme. D’un côté, la complexité a augmenté, nous sommes plus libres, mais les biens matériels qui nous attachent réduisent notre mobilité et servent de limiteur à cette liberté sans cesse accrue.

Les psychologues spécialistes du bonheur disent que pour être heureux il faut se sentir liés aux autres et, en même temps, accomplir quelque chose. La complexification volontaire atteint ces deux objectifs. Elle nous lie et elle transforme la société, l’arrachant au matérialisme qui lui est néfaste. Elle me paraît une piste plus alléchante que l’ascétisme forcé pour lequel militent les décroissants. Nous ne deviendrons ascètes qu’en étant libres.