Années 1950, Colebrook, Connecticut. À douze ans, dyslexique, Renée Fuller ne savait pas lire. Douée en math et en science, elle compensait tant bien que mal à l’école, mais un professeur finit par lui faire comprendre qu’elle devait régler son problème. Durant l’été, elle emprunta les trente tomes du Magicien d’Oz à la bibliothèque municipale et elle réussit à les déchiffrer jusqu’au bout. Dix ans plus tard, en 1963, Renée devint docteur en psychologie à la New York University. En s’inspirant de sa propre expérience, elle mit au point une méthode pour apprendre à lire.

Depuis, elle rencontre souvent des parents inquiets. En 1999, elle se trouva face à un nouveau cas  : un garçon génial de sept ans dont l’écriture manuscrite était illisible. Sa mère croyait qu’il souffrait de troubles moteurs et cognitifs. Le garçon écrivait pourtant des histoires. Il les tapait sur son ordinateur, les illustrait, les partageait avec ses amis.

— Votre garçon est brillant, dit Renée.

La femme était désespérée. Renée lui expliqua quelque chose de difficile à accepter.

— Est-ce important qu’un garçon du xxie siècle écrive aussi bien que mon arrière-grand-père du xixe siècle ? Pour ce dernier, écrire lisiblement était vital. C’était une priorité pour qui voulait communiquer. Aujourd’hui, maîtriser les ordinateurs est plus prioritaire. Votre garçon en est conscient.

— Comment fera-t-il pour transmettre des mots à ses amis ? dit la femme.

— Il leur enverra des SMS, dit Renée.

— Mais s’il n’a pas d’ordinateur ?

— Un monde sans ordinateurs devient inconcevable. Et si le monde change, votre garçon changera. Vous ne pouvez le préparer à tous les mondes possibles. Votre garçon a compris une chose importante. Nos machines ne pensent pas pour nous, elles nous challengent et nous poussent à développer nos compétences intellectuelles. Votre garçon cherche à tirer le maximum d’elles.

La femme était triste. Elle regrettait le monde de sa jeunesse, le monde de son arrière-grand-père.

— Votre garçon sait lire, il sait rédiger, dit Renée. C’est ce qui compte. Il maîtrise la grammaire et la syntaxe. Il communique. Il comprend les instructions. Il peut laisser libre-cour à sa curiosité.

— Il me raconte toujours des histoires étonnantes, avoue la femme.

— Votre garçon a compris qu’en maîtrisant de mieux en mieux le langage, il structure de mieux en mieux les informations. Il développe ainsi la compétence dont les ordinateurs manquent cruellement – la capacité de penser. Votre garçon ne cherche pas à lutter avec les ordinateurs sur le terrain où ils sont le plus forts. Ils s’aventurent dans ce qui nous est propre.

Renée évoque d’autres enfants qui ont du mal à apprendre les tables de multiplication.

— Souvent, ils sont très intelligents. Ils ont compris la signification profonde de l’addition et de la soustraction. Ils savent qu’une multiplication revient à une série d’additions, que la division n’est qu’une suite de soustractions. Comme ils peuvent reconstruire les tables, ils ne voient aucune raison de les apprendre par cœur. Ils approximent 7 x 8 plus qu’ils ne recherchent la valeur exacte. Ils naviguent avec brio dans le déluge de valeurs dans lequel nous baignons. S’ils ont besoin de précision, ils interrogent leur ordinateur. S’ils ont besoin de sens, ils se font confiance.

Renée part du principe que plus les enfants passent de temps en compagnie des machines, plus ils cherchent à se différencier d’elles et à développer leurs qualités spécifiquement humaines.

— Ils ont besoin d’histoires au cours desquelles ils organisent les informations, les pondèrent, les interprètent. Ils ne sont pas des machines. L’enseignement mécanique ne leur convient pas justement parce que nous vivons une époque dominée par les machines. À force d’expérimenter, les enfants sauront combien font 7 x 8, ils le sauront sans passer par les tables. Il ne faut pas commencer par leur apprendre ce qui n’est pas important pour eux, ce qui n’est plus important aujourd’hui.