Depuis la sortie de J’ai débranché, lors des interviews notamment, on cherche à me faire dire qu’internet est un outil comme un autre et qu’il suffit de l’utiliser avec modération. Si c’était le cas, je n’aurais pas éprouvé le besoin de me déconnecter pour essayer de comprendre mon rapport à la vie numérique.

Je crois que si on considère internet comme un outil, on risque de ne pas en prendre la mesure. On risque même de défendre avec de mauvais arguments des causes pourtant fondamentales comme la neutralité du Net ou la libre copie.

De l’outil au média

Avant de me déconnecter, j’avais l’impression d’être accro au Net. La déconnexion m’a montré que je ne souffrais d’aucune crise de manque, donc que l’addiction était légère, mais que certains mécanismes propres aux drogues étaient en jeu. Par exemple, quand je recevais des réactions sur mon blog et les réseaux sociaux, j’éprouvais du plaisir et j’avais besoin de toujours plus de réactions pour maintenir mon niveau de satisfaction. Exactement comme un toxico, j’augmentais sans cesse la dose, c’est-à-dire que je devais publier plus et dire de plus en plus de bêtises.

Mais peut-on être addict à un outil ? J’ai vu mes enfants être dépendants de leur doudou, nous sommes dépendants des centrales électriques ou de nos voitures. Dépendants mais pas addicts. La nuance me paraît importante.

Je ne suis bien sûr pas un spécialiste de l’addiction. Et je ne veux pas le devenir. Il me semble toutefois qu’elle implique une forme de consommation (de cocaïne, d’alcool, d’images pornos…). Avec un verre, on peut boire du vin. Avec une seringue, on peut s’injecter de l’héroïne. L’outil peut être indispensable à l’addict, mais on n’est pas addict à l’outil lui-même.

On peut bien sûr considérer internet comme une espèce de seringue à s’injecter de la socialisation numérique. Alors la drogue serait le réseau social, internet n’en serait que le vecteur, c’est-à-dire le média. Dire qu’internet est un média est donc déjà un progrès. Mais cette approche n’épuise pas toute la richesse du Net.

Du média au territoire

Dans J’ai débranché, j’évoque Les trois écritures de Clarisse Herrenschmidt. Elle y explique que l’humanité a successivement inventé l’écriture des langues, des chiffres puis du code informatique.

On peut d’une certaine façon réduire ces trois écritures à des outils. Prenons l’écriture des langues. Quand nous lisons un roman, les neurologues constatent que nous réagissons cérébralement comme si nous nous tenions à la place des personnages. Nous entrons dans un autre monde.

L’écrivain étend la réalité. Il construit des lieux, des paysages, des villes, il anime des créatures d’une vérité bouleversante. La littérature est un territoire, une extension de la Terre. C’est un monde à déployer indéfiniment. Nous en devenons les démiurges dès que nous apprenons à écrire.

Si l’écriture est un outil, elle nous aide à construire un territoire. Il ne nous vient pas à l’idée de dire que notre planète est un outil. La voir comme un simple vaisseau spatial me paraît réducteur, tout comme considérer la littérature d’un point de vue utilitariste.

Le mathématicien éprouve la même sensation qu’un lecteur quand il parcourt des démonstrations. Il pénètre dans un univers symbolique qui se surimpose à l’univers physique. Cette expérience peut paraître irréelle pour les non-mathématiciens, mais nous y goûtons plus directement quand nous sommes sur le Net. Le code, plus qu’une troisième écriture, n’est peut-être que la démocratisation de la seconde. Comme les écrivains, les développeurs étendent le monde.

Les programmes y sont autant de maisons, de routes, de personnages, d’entités abstraites et étrangères. Dans ce monde, nous pouvons ajouter des pièces, des montagnes, des plaines aussi étendues que la pampa. Le code nous aide à construire un territoire. Sur ce territoire, il existe des transports en commun, des bureaux de poste, des salons mondains… des outils ou des services. Mais comme la littérature ne peut-être réduite à l’écriture qui l’engendre, le Net ne peut être réduit au code qui le sous-tend.

Le Net demande à être exploré, sans cesse reconstruit, sans cesse questionné. Alors il est vital que les enfants apprennent à programmer pour la même raison qu’ils doivent apprendre à écrire. C’est parce que le lecteur sait aussi écrire, même mal, qu’il goûte la littérature. C’est pour la même raison qu’on initie les enfants à la musique, à la peinture, au modelage et donc à l’architecture comme à la sculpture.

On me rétorque souvent qu’on n’a pas besoin de savoir comment une voiture marche pour la piloter. Certes, mais une voiture n’est qu’un outil, elle n’est pas un territoire. Si mes enfants n’apprennent pas à programmer, ils se contenteront des maisons construites par d’autres sur le Net. Ils dépendront d’eux. Je préfèrerais qu’ils soient capables de construire les leurs. Je n’ai pas envie qu’ils s’assujettissent de quelques architectes en chef.

Savoir écrire donne accès à la littérature. Le lecteur se retrouve dans une position réflexive, non passive, il se libère face à l’auteur, même si lui-même n’a pas la prétention de l’être. Si nous n’apprenons pas à programmer, ne serait-ce que le b.a.-ba, nous n’avons aucune chance d’être libres sur le Net. Nous ne le voyons pas comme un territoire et nous le réduisons à un outil ordinaire.

Note

C’est parce qu’internet est un territoire qu’une Alternative nomade est possible. Je défends cette idée depuis 2006. Dans La tune dans le caniveau, je parle des imprimantes 3D. Elles transforment du code en objets. Elles feront bientôt déborder le Net du monde immatériel.