—(Pascal Beria, question en vu d’un livre) Selon vous, l’avènement d’internet et des réseaux sociaux constitue-t-il une bonne nouvelle en ce qui concerne les relations interindividuelles ?
— Si on juge ces relations selon les critères encore en vigueur au xxe siècle, c’est une mauvaise nouvelle. Moins de contact physique. Diminution de l’empathie. Éparpillement. Conditionnement à la présence en ligne. Difficulté pour les jeunes de s’émanciper du groupe (observations effectuées par de nombreux psychologues, par exemple Sherry Turkle).
La question est de savoir si ces critères sont encore valables. Dans J’ai débranché, je montre que non. Je crois que nous sommes en train de quitter l’individualisme pour nous diriger vers un nouvel état de l’humanité. Ce qui était bon pour nos vies analogiques ne l’est plus nécessairement pour nos vies numériques, et inversement.
Ça ne veut pas dire que le passage d’un état à l’autre soit facile, ni même possible pour quelqu’un issu de l’ancienne humanité.
Pour ma part, j’ai constaté que la socialisation en ligne m’avait débloqué IRL. J’ai moins de mal à aborder les gens. D’un autre côté, je me suis souvent laissé tenter par la facilité. Dès qu’une conversation IRL me déplaisait, je fuyais en ligne. Du coup, je ne cherchais pas à surmonter les difficultés sociales qui se présentaient à moi.
Je ne peux pas croire que c’est une bonne chose. Une civilisation qui ne s’intéresse qu’au plaisir immédiat, qui refuse l’échec, n’a aucune chance de produire des chefs-d’œuvre.
Comme en toute chose, il y a en ligne du bon et du mauvais, ce n’est pas nouveau. En plus, il existe deux façons de lire les situations selon que nous les analysons avec l’ancienne ou la nouvelle perspective. Autant dire que nous n’y comprenons rien. C’est pour ça que je ne fais que parler de moi dans mon livre. Je témoigne et j’évite le plus souvent de généraliser.
Ça ne m’empêche pas de tomber sur des bugs, par exemple cette tendance des réseaux sociaux à tout chiffrer. Le nombre d’amis. L’influence. Ces données bien que vide de sens guident néanmoins nos comportements. Nous nous prenons les pieds dans une boucle de feedback. Alors nous en demandons toujours plus. Les indicateurs finissent par nous obséder. Nous n’agissons qu’en fonction d’eux. La culture de l’audimat est dangereuse quand elle s’applique à la réalité sociale. J’en ai fait les frais.
— Selon vous, une marque, une institution, une entreprise ou une personnalité publique est-elle obligée de prendre la parole sur internet ?
Nous ne sommes obligés à rien du tout. Après l’invention de l’imprimerie, des gens ont continué à diffuser des manuscrits. C’était leur choix. Maintenant il faut bien comprendre qu’internet est un territoire qui étend le territoire physique. Refuser d’y vivre, c’est réduire ses possibilités existentielles, c’est vrai pour chacun de nous comme pour les entreprises.
Mais il ne faut pas s’y tromper, internet nous contamine qu’on le veuille ou non, il nous impose la vision du monde qui lui est propre, c’est-à-dire une préférence pour les réseaux sur les hiérarchies. Ce n’est pas neutre, surtout pour les hommes politiques encore attachés à gagner des positions de pouvoir en haut de la pyramide sociale.
Une étude américaine révèle que quand on est sur les réseaux sociaux notre niveau d’ocytocine augmente dans le sang. Cette molécule est qualifiée de sociale. Plus nous nous faisons confiance aux autres, plus nous sommes prêts à coopérer avec eux, plus nous nous gorgeons d’ocytocine.
Dans les pays en insurrection permanente, comme le Congo, le taux d’ocytocine est plus bas que dans les pays occidentaux. Le Net nous place à un nouveau niveau. Les politiciens n’ont pas encore compris qu’il ne s’agissait pas juste d’utiliser de nouveaux outils, mais qu’il fallait adapter la politique à une nouvelle réalité sociale.
— La prise de pouvoir du citoyen n’est-elle pas une nouvelle forme de diktat ?
— Entre le diktat de quelques privilégiers ou celui du peuple, je préfère encore celui du peuple. En fait, la question n’a pas de sens. On ne choisit pas ce qui nous dicte nos comportements.
Dans une société relativement simple, où les problèmes à résoudre sont encore simples (se nourrir, se loger, se soigner…), les organisations hiérarchiques sont terriblement efficaces. La porte est ouverte à la dictature plus ou moins sévère.
Quand la complexité augmente (commerce international, libre circulation, communication temps réel…), il faut peu à peu basculer vers des organisations en réseau. Depuis le début de la révolution industrielle, les démocraties auront été une bonne solution de transition. Mais la complexité ne cessant de croitre, et avec elle celle des problèmes à résoudre (dérèglements climatiques comme économiques), il est temps d’aller vers encore plus de réseaux, plus d’auto-organisation, donc plus de poids pour chacun d’entre nous.
Il n’est donc pas question de diktat mais de pragmatisme. La prise de pouvoir des individus est inéluctable dans un monde qui se complexifie.
Quelques tordus peuvent bien sûr s’opposer à cette contrainte et militer pour un retour à la simplicité, donc à la dictature. Mais je ne crois pas qu’ils puissent l’emporter sur le long terme. La complexification incessante semble le propre de la vie, comme l’avait déjà relevé Teilhard de Chardin.
— Après votre expérience de « déconnexion », estimez-vous qu’il soit encore possible de mener une existence sociale sans être connecté à Internet ? Une vie sans le numérique ne constitue-t-elle pas une forme de marginalisation ?— Marginalisation par rapport à quoi ? Le numérique n’a pas réellement envahi nos vies. La politique est par exemple encore à un stade prénumérique, puisqu’elle n’a pas intégré ses conséquences, comme le droit de chacun de s’exprimer sur tous les sujets. Un jour ce sera exclusif, ce n’est pas encore le cas, raison de plus pour prendre du recul et essayer de comprendre ce qui signifie être connecté avant qu’il soit impossible de se déconnecter.
N’oublions pas qu’il existe encore des cafés, des lieux où les gens se retrouvent. Un lien social créé sur le Net ne s’active qui si nous agissons ensemble : on s’aime, voyage, travaille, milite… autant de choses qui souvent nécessites l’immersion dans la vie matérielle.
— Comment concevez-vous les relations entre les individus à horizon 2015 ?
Si les technologies changent vite, nous changeons moins vite. En quelques années, nous n’allons pas assister à une révolution des comportements. Toutefois, je pense que, parce que nous serons plus connectés les uns avec les autres, la confiance en l’autre continuera de s’accroître. Donc que progressivement toutes nos institutions publiques et privées devront être repensées.