Alors que le 14 février 2011, j’étais à l’hôpital suite à mon burn-out numérique, je n’ai pas pu m’empêcher de gribouiller sur un carnet une nouvelle vaguement tauromachique, sorte de critique métaphorique de notre société.
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Consciences, suis-je digne de m’adresser à vous ?
J’ai préparé mon discours tout en sachant qu’il vous déplaira. Mais votre invitation m’honore et me pousse à vous révéler un secret que je porte depuis trop longtemps et qui me vaudra tout à l’heure la mort.
Ne riez pas. Ne criez pas. Ne soyez pas scandalisées. Je ne joue pas la comédie. Ai-je l’air de me moquer de vous ? Fixez mes yeux. Vous y découvrirez la terrible vérité.
Nos ancêtres ont orné de miroirs le corridor qui dans les sous-sols des arènes m’a amené jusqu’à vous. Alors que j’avançais pas à pas, je me suis vu tel un enfant vulnérable, encore tenté d’écraser une fourmi sous la pulpe d’un de mes doigts et de ressentir la terreur induite traverser le cosmos.
Derrière moi, dans le corridor, une jeune femme dont je percevais le souffle dans mon cou m’a interdit de battre en retraite. Sans elle, j’aurais renoncé. Elle était si merveilleuse, je m’estimais si insignifiant à ses côtés que j’ai cru bon de briller pour éveiller son admiration. Je me présente à vous avec humilité de celui qui a croisé la mort dans les traits creusés de son image reflétée.
Ne vous scandalisez pas. Ne tapez pas des pieds. Ne cherchez pas à me déstabiliser. Je ne peux plus reculer. Si je me tais maintenant, j’échapperai à l’ignominie, mais le remord me consumera.
Je ne suis qu’un archéologue. J’ai consacré ma vie à fouiller la mémoire du réseau à la recherche de vieux souvenirs. Je n’ai sculpté aucune œuvre nouvelle, forgé aucune théorie métaphysique, encore moins développé un artefact révolutionnaire. Je suis juste tombé sur une anomalie dans nos archives millénaires.
Vous hurlez. Vous aimeriez me bâillonner. Vous savez pourtant qu’il est trop tard. Le protocole m’autorise à parler jusqu’au bout. À propos, pourquoi réagissez-vous aussi vivement ? L’explication est simple : l’idée de la mise à mort vous terrorise.
Certains d’entre vous se lèvent déjà et quittent l’arène, c’est une sage décision, mes révélations risquent de provoquer la nausée. J’ai vomi la première fois. C’était il y a une éternité. Depuis, je me suis accoutumé à mon secret. Au début, pour me soulager de ma peine, j’ai nié les évidences. Elles resurgissaient. La vérité une fois entrevue ne cessait de s’imposer à moi. Il en ira de même pour vous. Nous avons trop longtemps occulté une donnée évidente : nous sommes des T.U.E.U.R.S.
Inutile de contester. Sur Terre, dans les savanes africaines, nos ancêtres vivaient de cueillettes et surtout de la chasse. Ils abattaient des singes, des antilopes, des rongeurs. Lorsqu’ils abordèrent en Australie, ils exterminèrent la mégafaune. Les kangourous géants disparurent à jamais. Un massacre similaire se reproduisit en Amérique après que le gel du détroit de Béring eut laissé le passage aux envahisseurs humanoïdes.
Je lis votre dégoût. Ces faits ne présentent aucun degré d’incertitude. J’ai le regret de vous rappeler que vous descendez d’A.S.S.A.S.S.I.N.S ! De nombreux fossiles de crânes préhistoriques portent des marques infligées par des armes. Dès nos origines, nous nous sommes entretués et entredévorés. Nous avons sucé la matière cérébrale de nos victimes. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’un lien fut établi entre cette pratique et certaines maladies dégénératives. À cette époque néoprimitive, le cannibalisme n’avait été que partiellement abandonné. Si nous ne nous mangions plus, nous poussions nos vaches, et la plupart de nos animaux domestiques, à se grignoter les uns les autres sous forme de granulés.
Pourquoi quittez-vous les gradins pour vous approcher de moi ? Pourquoi m’entourez-vous ? Vous voulez m’imposer le silence ? C’est ça ? Vous n’osez pas m’agresser parce que l’usage de la force vous répugne. Depuis combien de siècles n’avons-nous pas sacrifié la moindre complexe autopoiétique supérieur ? Depuis quand aucune conscience n’a tué de sang-froid une autre conscience ? Cet évènement remonte au début des temps historiques. Pensez en dizaines de millénaires. Pour nous, la vie est si précieuse que rien ne justifie de l’interrompre. Jadis, il en allait différemment.
Sans aucune équivoque, des guerres provoquèrent des millions de morts. Des vieillards se disputaient le pouvoir et envoyaient les jeunes hommes se faire occire sur les champs de bataille. Les femmes devaient engendrer la piétaille à venir. Les soldats ne quittaient le front que pour procréer à l’arrière où ils n’arrivaient souvent qu’après que les ventres de leurs concubines n’aient été infestés par les gênes débiles des vieillards.
Je m’arrête sur cette horreur. Elle nous aidera à comprendre l’origine de notre aversion pour la matière organique. Longtemps la contraception et le droit à l’avortement firent débat. Nos ancêtres s’opposèrent à la liberté des femmes au nom de l’immoralité d’éliminer une vie potentielle. En vérité, ils appliquaient mécaniquement un schéma de pensée atavique : un fœtus est un soldat en puissance. Il n’est pas question de le tuer dans l’œuf. En revanche, sa mort vingt ans plus tard d’un coup d’épée ou d’une décharge laser ne choquait personne. L’éthique, vous le voyez, ne comptait pas dans cette affaire. Il ne s’agissait que d’un problème d’optimisation énergétique.
Vous imaginez peut-être que je ne suis qu’un provocateur. Que je ressuscite le passé pour marquer les esprits et, à mon tour, entrer dans l’Histoire. Ne vous inquiétez pas. Je m’apprête à frapper plus fort les mémoires.
Madame, vous pouvez partir. Inutile de vous boucher les oreilles. La vérité que je vous dois vous rattrapera. Elle s’insinuera entre chacun de vous et vous submergera. Je lis dans vos pensées. Vous me jugez répugnant. Savez-vous comment, au début de l’ère chrétienne, on accouchait les bébés qui arrivaient en siège ? On les découpait dans les utérus de leur mère et on les sortait morceau par morceau à l’aide de crochets. Les prêtres finirent par décréter cette méthode immorale et décidèrent que toute créature divine devait être baptisée. Ils ordonnèrent aux obstétriciennes d’inciser les ventres des mères aux enfants difficiles. Cette opération qui sauvait les nouveaux nés condamnait leurs génitrices, sans que cela ne posât de problèmes puisque ces malheureuses avaient été baptisées de longue date.
Ne vous estimez pas différents de vos ancêtres. Ne les traitez pas trop hâtivement de primitifs. Écoutez-moi encore. En Égypte pharaonique, avant l’ère chrétienne, les médecins pratiquaient sans complications les accouchements en siège. Les sages-femmes saisissaient le bébé par la cheville et le faisaient pivoter. Nous avons perdu ce savoir avant de le retrouver des siècles plus tard. Qu’avons-nous oublié d’autre ? Réfléchissez.
Mais d’où viennent ces drones armés d’antennes et de focales binoculaires ? Je les croyais proscrits dans l’arène. Déjà ? Mes bourreaux ont donc compris que je ne reculerai pas. Alors je descends de l’estrade, je m’avance vers vous aux premiers rangs des gradins. Je veux que vous respiriez avec moi jusqu’à mon dernier souffle.
Les mœurs évoluèrent. L’avortement finit par être autorisé dans les pays qui avaient tout à perdre de la guerre. L’illusion d’un progrès éthique entraîna d’autres progrès. Un monarque parce qu’il était incapable lui-même d’exécuter une sentence de mort abolit la peine de mort. L’usage des cobayes dans les laboratoires de recherche fut encadré. Bientôt la jurisprudence internationale protégea la plupart des animaux. On interdit la corrida et ses succédanés. Simultanément, dans de nombreuses régions, on excisait les jeunes femmes et on leur cousait la vulve jusqu’au jour du mariage.
J’ai hésité à projeter des images pour vous convaincre, mais les mots me paraissent plus frappants. D’un côté, on sectionnait les clitoris, d’un autre, souvent dans les mêmes zones géographiques, on dédaignait les aliments carnés, si bien que par effet de mode et quelques contraintes écologiques l’humanité devint végétarienne. Nous avons secouru les autres espèces avant de nous prémunir de notre propre folie. Il fallut encore des éons pour que la torture soit définitivement abolie, que les guerres cessent et que les meurtres ne servent plus de divertissement à une population de désœuvrés.
Ces événements se perdent dans les méandres de notre mémoire collective. Nous vivons après des millénaires de paix et d’harmonie. Tuer nous est inconcevable, mais quelque chose nous manque. Nous avons parfois besoin d’éprouver dans notre chair le danger. Nous rêvons de nous retrouver sur un champ de bataille et de risquer notre vie pour le salut des nôtres. Les généticiens n’ont jamais réussi à neutraliser cette pulsion qui apparaît comme intrinsèque à la nature humaine. La menace de mort est une force première. Chez la plupart d’entre nous, elle s’exprime sans effort démesuré. Pour la libérer, il nous suffit d’admirer nos semblables se mettre en danger.
Ressentez-vous quelque chose en ce moment ? Suis-je en train d’affabuler ou de jouer ma vie devant vous ? Est-ce qu’un frisson vous parcourt l’échine ? Abandonnez-vous à vos sensations les plus primitives. Pénétrez-vous de l’énergie découverte par les Grecs et chantée par Homère dans ses hymnes à la mort héroïque.
Savez-vous que dans les théâtres archaïques on tançait les acteurs en leur jetant des fruits ou des œufs pourris ? C’était une façon de partager l’énergie libérée sur la scène. Cet art de jouir s’est perdu. Les spectateurs se contentent depuis d’applaudir. Comme eux, vous évitez maintenant mon regard. L’énergie qui le traverse vous effraie. Vous n’osez pas me défier. Vous avez peur que je ne dise vrai ou que je ne fonce vers vous et vous étripe.
N’avez-vous jamais assisté à une corrida ? Parce que la vérité est là : depuis leur réintroduction au début de l’ère spatiale, personne n’est capable d’échapper à leur envoutement. Nous avons besoin de communier avec le matador, d’endosser son habit de lumière, de nous présenter face au robos, cette créature dépourvue de système nerveux central, mais néanmoins redoutable.
Aucune conscience ne peut moralement en détruire une autre, mais l’une d’elle peut trouver la mort dans l’arène. La corrida est devenue pour nous l’exutoire à ce passé que nous avons en apparence réussi à exorciser. J’insiste. E.N A.P.P.A.R.E.N.C.E.
Dans ma jeunesse, je ne manquais aucune feria. Je voyageais d’arène en arène pour me gorger de la menace de mort. J’étais accro à cette substance spirituelle indéfinissable. C’est ainsi que j’ai pris goût à l’archéologie. Je consacrais mes loisirs à revivre les tercios légendaires. Je remontais de plus en plus loin dans le temps. Un jour, une image m’arrêta.
Comme vous le savez tous, si le combat ne connait pas une fin prématurée à cause d’un accident, la faena de muleta s’achève par l’estocade. Le matador frappe le robos au garrot, entre la colonne vertébrale et l’omoplate droite. S’il touche le coupe-circuit placé à cet endroit, la bête s’écroule. Dans la seconde, les puntilleros accourent et couvrent la dépouille d’un catafalque lie de vin. Nous avons toujours supposé que ce geste visait à protéger la technologie robos.
Je n’entends plus un bruit. Ai-je fini par vous intéresser ? Ou avez-vous peur de ce que je vais vous révéler ? Regardez ma gorge. L’aorte. C’est là que le matador épinglerait un homme s’il voulait le sacrifier.
Vous parler des robos n’est pas sans danger. Entités millénaires, avatars interplanétaires jusqu’aux confins du système. Hybrides biomécaniques. Qu’est-ce qu’un robos exactement ? Une structure inorganique disposant du droit de tuer un matador en combat singulier. Un privilège interdit aux vivants !
Vous avez joui durant les corridas. Vous avez esquivé avec les matadors, sué avec eux, souffert avec eux, saigné, craché, rampé dans le sable jaune. Par l’intermédiaire des capteurs dermiques, vous avez ressenti les cornes du robos fouiller votre corps, déchirer votre artère fémorale et vous vider en quelques instants de la moitié de votre sang.
Imaginez la jouissance du robos. Croyez-vous encore qu’il s’agit d’un monstre inconscient ? J’ai repéré autre chose sur l’image d’archives. Avant que le catafalque lie de vin ne recouvre le robos, le sang a giclé, le corps a tressauté. La vérité m’est apparue sans ambigüité : les robos ne sont que des toros ! Depuis des millénaires, les matadors affrontent des taureaux de chair. Les hommes n’ont pas le droit de tuer, ces animaux oui. Et souvent ils emportent le combat. Et quand ils gagnent, vous exultez.
Après cette découverte macabre, j’ai effectué des statistiques élémentaires. Aux origines, les taureaux mouraient systématiquement. Ils étaient achevés même quand ils avaient combattu vaillamment. Lors de la réintroduction des corridas, les premiers robos étaient de piètres adversaires. Ils s’écroulaient avant la fin du troisième tercio, leurs entrailles déchirées traversées d’arcs électriques. C’est alors que le consortium entra sur le marché avec ses robots biomécaniques. Le visage de la corrida changea à tout jamais.
Les combats s’équilibrèrent, au prix de danses toujours plus sublimes. Pour descendre dans l’arène et avoir une chance de s’en tirer, ou même de périr en héros, le matador devait dominer un art consommé qui libéra une menace de mort sans cesse accrue.
J’ai tracé les courbes de la mortalité. Depuis l’arrivée du consortium, les consciences succombent de plus en plus fréquemment au contraire des robos. Quand par inadvertance une de ces présupposés machines mord la poussière que se passe-t-il sous le catafalque ? Cette question m’a torturé. J’ai comparé des millions d’images pour visionner les va-et-vient des puntilleros lorsqu’ils accourent. Avez-vous remarqué leur abondante chevelure noire et bouclée ? On dirait qu’ils sont frères. J’ai fini par repérer à la base de leur crâne la naissance de petites cornes. Les puntilleros sont des M.U.T.A.N.T.S. Les robos sont-ils encore des animaux ? Je savais que non. Des entités conscientes payent une fortune le privilège d’être métamorphosés en taureau pour avoir le droit de descendre dans l’arène et de jouir de tuer. Nous n’avons jamais cessé d’être des A.S.S.A.S.S.I.N.S.
Voyez, les drones approchent. Ils m’achèveront d’un bref coup de poignard dans le cervelet. J’aurai l’honneur d’être la première conscience officiellement et publiquement sacrifiée depuis des millénaires. Ne croyez pas qu’ils s’arrêteront à moi. Ces vampires sont assoiffés de souffrances. À chaque génération, ils changent de visage. Sous leur apparence respectable, ils manquent cruellement d’éthique. La tragédie ne fait que commencer. La corrida jamais ne sera abolie.