Vase communicant avec François Bon

*Je n’écris plus beaucoup sur mon blog parce que j’ai envie d’écrire ailleurs, de propulser des fusées autonomes dans le flux, plutôt que d’aligner des perles de jour en jour, ce qui implique qu’on le veuille ou non une chronologie, une histoire, une séquence, un ordre dont j’ai envie de me débarrasser.

Alors j’essaime sur publie.net, aujourd’hui chez François Bon et lui me réponds, ou peut-être dresse devant moi un miroir venu du futur, où je me vois tel que je serai, déjà reconnecté avec une autre réalité, avec d’autres textes.

Oui, la déconnexion n’a jamais que le but de nous reconnecter. C’est une expérience initiatique comme le remarque François.

Je ne suis pas peu fier de l’accueillir, surtout à l’occasion des vases communicants. Ainsi publier ailleurs, toujours loin de chez soi, comme un voyageur qui écrirait sur les murs des villes qu’il traverse, c’est peut-être la meilleure manière de prendre pied dans le flux, de lâcher les attaches qui réduisent nos libertés par la force de l’habitude. Demain, les sites Web n’existeront plus, autant entériner cette condition nécessaire à notre indépendance.*

François Bon | mon isolement même

J’avais débranché.

Ce monde ne m’intéressait pas, qui nous sollicitait trop.

J’avais participé, j’avais joué, j’y avais été brillant. J’y avais tenu ma partie, j’y avais trouvé mon compte. Je m’étais construit là, dans ces jeux, dans ces échanges.

Et puis ce fut le vide. Les mains agissaient, les mots venaient : je n’habitais plus mes propres mots.

Encore je venais là où était mon poste. Je trouvais mes messages, j’y répondais. Amitiés nées du réseau, que le réseau entretenait. Je répondais à ce que je croyais le bruit du monde : le bruit du monde ne te convient pas, alors tu y heurtes de ta place, tu fais résonner tes mots contre les siens, tes signes contre les siens, tes idées contre les siennes.

Et si tu te retirais du jeu, il se passerait quoi.

Tu en étais venu à penser qu’il ne se passerait rien. Quelque chose là était déréglé. Quelque chose là t’entraînait dans son dérèglement. Tu n’avais pas à payer pour le dérèglement des autres, pas à payer pour le dérèglement du monde.

Tu t’étais assis. La machine allumée, mais qui restait blanche. Tes mains sur la table, mais qui n’allaient pas jusqu’au clavier des mots. Tu t’étais longtemps pris le front dans les mains.

Tu avais voulu débrancher.

J’étais fier du mot. Quelqu’un, autrefois, en avait fait un livre – j’avais pu me le procurer et le lire. C’était un monde comme autrefois on pensait le monde : éteindre la machine, et partir faire du bateau au soleil dans les vagues. Éteindre la machine, mais continuer la maison, le village, les enfants qu’on accompagne à l’école en vélo.

J’avais aimé ce livre : un type honnête, qui avait voulu se remettre à penser et agir sans les signes du monde. Mais je pensais : il leur enseignait à mieux se servir du réseau, avec plus de distance. Vérifier en chaque instant sa capacité de libre-arbitre.

Tu n’es pas prisonnier. Tu joues, ou tu ne joues pas. Tu entres dans l’univers machine, ou bien tu coupes le bruit.

J’avais coupé le bruit. J’avais emmené avec moi ce livre, « J’ai débranché ». Je marchais dans la ville. C’est que je n’avais pas de vagues, de soleil, de maison, de vélo ni d’enfants. Je n’avais que mes mains, mes mots, la ville.

Oui, la ville continuait bien, et se moquait de qui « débranchait ». Elle se moquait de nos signes qui l’insultaient, de nos mots qui la rongeaient. Elle avait le fric. Elle avait le bruit. Elle avait sa domination des autres.

Les premiers jours, je passai beaucoup de temps dans les parcs. J’aimais les allées, les arrangements, les statues, le calme. Qu’est-ce que penser ? Peut-être simplement ce rien, laisser aller.

J’étais allé à la bibliothèque. Les gens venaient avec leurs ordinateurs, et travaillaient sur leurs ordinateurs. J’avais pourtant demandé qu’on me sorte les vieux livres. Je ne savais plus les lire. Ou bien, en les regardant longtemps, j’en faisais un écran blanc avec des signes noirs, et alors je comprenais la page.

Mais tu triches, me disais-je : tu n’as pas débranché.

J’ai décidé de marcher. Beaucoup marcher. J’allais dans les lieux actifs de la ville. J’allais sous les tours de bureaux, j’allais dans les gares, je regardais longtemps les chantiers.

Laisser des traces, des signes, des mots, qui soient plus forts que les anciens réseaux, je m’étais dit. J’écrivais sur une page et j’abandonnais la page, sur un banc, sur une table de bistrot, dans la gare, à l’entrée des bureaux. Le lendemain, je regardais les fenêtres des bureaux, là-haut, dans les tours de verre : ils continuaient.

J’avais débranché : la ville me rejoignait, et ses messages. Les annonces dans les haut-parleurs, les signes sur les affiches, les conversations même. Tu n’as pas assez coupé avec le monde, me disais-je.

Je pensais cela vraiment : j’étais en roue libre dans le grand bruit du monde, le rongement de la ville, mais le monde et la ville me tenaient.

Alors j’avais trouvé cet endroit retiré.

La ville le traversait, et les voitures, et le chuintement des tramways, et le grondement régulier des trains, au-dessus, parce que j’étais proche de la gare, et que j’avais besoin de la gare pour pisser, boire, manger.

Dans ce lieu isolé de la ville, enfin plus de leurs mots : pas d’écran de télévision pendu au mur qui t’envoie en muet leurs guerres, leurs hypocrisies, leurs petits trucs à les occuper un jour et avoir oublié le lendemain, ou le sport imbécile.

J’étais enfin hors du monde, dans le monde.

Je ne craignais pas les saisons : dans les souterrains de la ville, elles sont égales.

Je ne redoutais pas les mots de la ville. Il y en avait un, gigantesque, peint sur ce pilier de ciment au milieu de mon tunnel : mais il ne signifiait rien, mais il était illisible.

Alors je me suis installé. Alors j’ai laissé passer un hiver, puis deux hivers et c’est aujourd’hui le troisième.

J’ai vu la ville changer. Je ne reconnaissais plus les gens, je ne savais plus leurs histoires.

Dedans, j’étais calme. Je pensais. Les pensées étaient claires. Je rêvais : les rêves étaient beaux, parfois étranges. Je m’en souvenais avec clarté. Parfois des cauchemars trouaient la nuit : je suis encore dépendant du monde d’avant, pensai-je. Le monde d’avant me rattrape à travers mon isolement, pensai-je.

Je vais à la gare, une fois le matin, une fois le soir. On ne me demande rien. J’ai bien compris qu’à trois hivers de distance on les supporte moins, les comme moi.

J’ai débranché, j’ai pensé, j’ai enfin débranché : je n’avais plus le livre qui portait ce titre, depuis longtemps. Il était peut-être à la bibliothèque. Mais on ne me laisserait plus rentrer à la bibliothèque. Plus comme ça, plus comme avant.

Et je haïssais la bibliothèque : trop lestée des mots du temps, des magazines, des visages lisses des politiciens à sourire arrangé, leur face glabre et leur coiffure de représentant de commerce. Et les livres sur les guerres, et les livres sur la conviction de faire comme tout le monde en jouant au jeu du monde.

Pendant une période, chaque jour, je m’efforçais à des exercices de pensée : se souvenir. Se souvenir de ce que j’avais fait, qui j’étais, ce que j’avais possédé, ce que j’avais vu, où j’avais voyagé. Et puis aussi ce que j’avais vu, lu, entendu : une journée, tu recomposais une conversation, qui t’avait été importante, une autre journée, l’histoire d’un film, que tu recomposais. Une autre journée, ces bribes qui te restaient des poésies apprises. Et puis cela s’était éloigné aussi.

Je me disais que j’aurais pourtant à le relire, ce livre, « J’ai débranché », que peut-être j’avais manqué une de ses indications. Peut-être même que le type qui avait écrit ce livre, autrefois : « J’ai débranché », ne s’en était pas rendu compte lui-même.

Qu’est-ce qu’il est devenu, lui-même, après, au fait ?

J’avais peut-être manqué une indication.

Dans mon tunnel, ce sont les matins froids, humides, venteux, quand le bruit de la ville à l’entour est plus agressif, que j’ai ces pensées. Quand le temps s’adoucit, que le bruit de la ville à nouveau s’éloigne, elles se calment, se tiennent à distance.

J’habite mon tunnel : alors à nouveau je l’habite avec calme, sérénité. J’habite mon isolement même.