S’accaparer des contenus est devenu vital dans la société de l’information. Pendant que des entreprises s’arcboutent sur une gestion des droits d’auteur délétère, d’autres, en apparence progressistes, s’enrichissent sur le dos de tous les créateurs, nous tous.
J’ai reçu il y a quelques jours une invitation pour collaborer à un site en projet. Son nom : MVS pour Ma Vérité Sûre. Son but : lutter contre « la désinformation médiatique généralisée aux effets destructeurs ». La philosophie même de ce site est destructrice.
Un statuquo s’est installé sur le Web.
En échange de nos contenus, c’est-à-dire de notre travail (au sens le plus élémentaire de dépense énergétique), des opérateurs nous proposent gratuitement des services et de la visibilité.
Exemples…
Google indexe nos textes, les cite dans ses pages et nous envoie des visiteurs.
Facebook nous demande de raconter notre vie et nous aide à rencontrer des gens, tout en nous rendant populaires à travers les « like » et les « share ».
The Huffington Post republie nos articles tout en amplifiant leur audience.
Moteurs de recherches, réseaux sociaux, agrégateurs de contenus et de nombreux autres services exploitent le statuquo. Quelle en est la légitimité ?
Depuis le début de mon expérience de déconnexion, j’ai été exposé médiatiquement. Qu’est-ce que j’ai fait de cette visibilité ? Rien. Elle ne m’a même pas rapporté de quoi manger. Je ne vends pas plus d’exemplaires de J’ai débranché que du Peuple des connecteurs, pourtant privé de couverture média, et François Bon n’a pas vu mes textes s’arracher sur publie.net.
La visibilité ne m’apporte rien, sinon nourrir médiocrement mon narcissisme.
La visibilité n’apporte rien à la plupart des gens.
La visibilité n’est que du vent tant qu’elle ne se transforme pas en hyper visibilité, une hyper visibilité qu’aucun service ne pourra jamais nous offrir, tout simplement parce que nous ne pouvons être tous hyper visibles. C’est le public qui nous rend visibles et non pas des services.
Parmi tous les usagers du Web, la visibilité n’intéresse que de rares VRP et la foule innombrables des entreprises qui emploient des référenceurs et des community managers pour l’accroître. Pour eux, elle est rentable. Ils parlent de taux de conversion. Mais pour nous, l’immense majorité pourvoyeuse de 99 % des contenus, elle ne vaut rien.
Que j’ai cent, mille ou dix-mille lecteurs sur mon blog pour un article, ça ne change rien à ma vie (et le narcissisme ne me sustente que jusqu’à un point limité).
Google et consorts exploitent l’intégralité de nos contenus, les monétisent et nous rémunèrent avec une monnaie de singe, la visibilité.
Quand dans un mail je défends cette idée face à l’une des initiatrices de MVS, Françoise Pionneau, elle me répond non sans agressivité :
« Aujourd’hui vous bénéficiez de quelques feux d’actualité mais l’expérience montre qu’ils ne durent pas très longtemps. »
Chère François, ce qui m’intéresse, c’est en réalité de communiquer librement, de créer des liens énergisés à la beauté. Tout le reste n’est qu’un leurre marketing.
Même dans une société dominée par l’abondance (de l’information, de l’énergie, des œuvres…), la visibilité restera une rareté, du fait même de la rareté du temps d’attention à notre disposition.
Il faut alors réécrire le statuquo en supprimant la référence à la visibilité.
En échange de nos contenus, c’est-à-dire de notre travail (au sens le plus élémentaire de dépense énergétique), des opérateurs nous proposent gratuitement des services.
Pour évaluer l’équité de ce contrat, il faut d’un côté comparer la valeur des contenus fournis et de l’autre des services échangés, ce que les uns dépensent et les autres gagnent.
Pour commencer, remarquez l’usage abusif du terme gratuit. Puisqu’il y a dépense énergétique pour produire des contenus, les services ne sont gratuits que pour ceux qui n’en produisent pas, c’est-à-dire personne.
Sur les réseaux sociaux, nous sommes tous explicitement producteurs. Chacune de nos phrases y a une valeur non négligeable puisqu’elle autorise la monétisation. Sur les autres services, de façon moins évidente, c’est aussi vrai. Nos clics, nos habitudes, nos requêtes, notre géolocalisation… alimentent le système et constituent des contenus générés, certes sans grand effort, mais néanmoins tout aussi indispensables que les contenus produits explicitement.
On nous pille nos données confidentielles, nos secrets les plus intimes, passe encore, mais en plus on en fait de l’argent sur notre dos… tout cela au nom du partage.
Belle hypocrisie.
Les bénéfices nets de Google ont dépassé les 10 milliards de dollars en 2011. Ceux de Facebook les 2 milliards. Nos contenus ont en vérité été vendus, selon une simple équation :
Valeur des contenus – Coûts des services = $Si $ est nul, nous sommes dans un système gagnant-gagnant. Si $ est négatif, nous sommes dans la situation de toutes les startups qui investissent. Si $ est positif, nous avons un business profitable. Il ne peut être profitable que si les contenus ont de la valeur. Si Google était le meilleur service de recherche mais pointait systématiquement sur des contenus sans intérêt, on cesserait vite de l’utiliser.
Je n’ai rien contre la prise de bénéfice. Je n’ai rien contre les riches. C’est la pauvreté qui me désespère (et réduire le nombre ne riches ne la fera pas disparaître). Et justement il me semble qu’une solution de partage s’offre à nous. Puisque nous participons tous à la réussite des géants du Web, ils devraient s’acquitter d’une redevance universelle. Ils devraient redistribuer (tout comme les banquiers qui usent du privilège de créer une autre forme de monnaie de singe).
N’oublions pas que les géants du Web n’existeraient pas sans nous. Si nous ne partageons plus, ils meurent. Mais nous dépendons désormais aussi surement du partage que de l’air... il nous faut donc partager d’une manière ou d’une autre. Autant souhaiter un système équitable.
Pourquoi ne pas rétribuer les créateurs de contenus ? Pourquoi continuer à les payer en monnaie de singe ? Cette stratégie n’est pas à long terme soutenable.
Plus nous basculons dans la société de l’information, plus nos sources de revenus proviennent de la création d’informations ou de leur manipulation.
Dans le monde numérique, the winner takes all (conséquence entre autres de la complexité et de la structure fractale des réseaux). Si, dans les différents domaines, ces winners se comportent comme des esclavagistes, la société de l’information court à sa perte. Quelques acteurs s’enrichiront pendant les créateurs de contenus, c’est-à-dire nous tous, nous enfoncerons dans la misère et la dépendance.
Il existe une solution simple, c’est le partage.
Il suffirait que Google reverse 50 % de ses revenus aux créateurs comme il sait le faire pour ceux qui affichent des publicités AdSence. Si dix extraits de sites aident à construire une page de résultat sur le moteur, il serait logique que chacun de ces sites soit rétribué par autre chose que de la visibilité.
Il en irait de même sur Facebook, sur tous les agrégateurs, sur tous les services. Cette rétribution mécanique, automatique, serait de nature à compléter un dividende universel (et même à l’établir dans la société numérique).
Aujourd’hui, nous vivons une situation assez catastrophique du point de vue des droits de l’homme. Alors que les esclavagistes laissaient de quoi manger à leurs esclaves, les maîtres de l’information les affament peu à peu, avec l’espoir insensé que la vieille société de la rareté continuera à nourrir leur créativité.
Hadopi, Acta et tous les autres galimatias juridiques et législatifs n’ont que pour ambition de contrôler les flux de données pour que quelques institutions privilégiées continuent à s’engraisser (même les géant du Web y ont intérêt, puisque l’existence d’une économie de la rareté les autorise moralement à ne pas rémunérer nos contenus... nous sommes sensés gagner par ailleurs). Si les gouvernements et les entreprises poursuivent sur leur lancée, nous serons obligés d’entrer en résistance.
La conséquence immédiatement perceptible du glissement vers une forme de dictature, c’est la disparition de la beauté. Elle est en train de fuir un Web accaparé par les affairistes et tous ceux qui s’illusionnent du pouvoir de la visibilité.
Vous poursuivez une chimère.
Comment en sortir ?
Je me demande si les winners ne devraient pas être « nationalisés » (d’autant que leur apparition est inévitable, mécanique, et donc en rien issue à la valeur intrinsèque de ses promoteurs). Dans la société de l’information, les fonctions de partage sont aussi vitales que l’air. Les laisser entre quelques mains, c’est comme taxer la respiration.
La nationalisation pure est simple serait peut-être un peu brutale, mais l’exploitation par ces mêmes nationalisables de notre travail n’en est pas moins brutale. Une lutte c’est engagée pour la domination des matières premières numériques, c’est-à-dire pour la domination de nous-mêmes, de notre chair, de notre sang.
Tant que le statuquo fondateur me paraissait équitable, je n’y voyais aucun inconvénient. Mais les temps changent, les choses évoluent, je vois bien qu’une partie toujours plus grande de la société est en train d’être asséchée au profit d’une minorité de mastodontes.
Chaque fois que je vais sur un réseau social, je ne peux plus m’empêcher de penser à tout ce qui est en jeu. Chaque fois je sais que je participe à un système pernicieux, mais qui a au moins cette faiblesse de nous laisser encore la possibilité de le dénoncer et de le combattre. J’en profite.
Plus que jamais le P2P m’apparaît comme la solution. Distribuer, c’est nationaliser dans la société numérique. Plutôt que de laisser nos ressources vitales entre des mains intéressées, nous devons chacun en assumer une part des responsabilités.
Mais vous le voyez, tout est fait pour empêcher le P2P. Hadopi et Acta encore une fois révèlent toute leur perversité. Tous les gouvernements comme tous les géants du Web n’ont aucun intérêt au développement du P2P car il nous donne le pouvoir. Et même les jeunes entrepreneurs n’arrivent pas à s’y intéresser. Comme ils rêvent de faire fortune, ils sont dominés par la volonté de contrôle, donc foncent tête baissée vers les technologies centralisatrices (le clood en est le symbole terrifiant).
Si Tim Berners-Lee leur avait ressemblé, nous n’aurions pas le Web aujourd’hui, nous en serions encore au Minitel. Il y a donc de l’espoir. Nous ne sommes pas tous les psychopathes épris de puissance.
Que faire ?
Pour ma part, je continue à publier sur mon malheureux blog ou ceux de mes amis, refusant les plateformes centralisées.
Dès que je croise des jeunes techniciens, je les incite à développer des solutions P2P et je leur répète que non, Google ou Facebook, pas plus que la Chine d’ailleurs, ne sont les puissances montantes de notre siècle. Les vrais puissants, c’est nous… pour peu que nous ne courbions pas l’échine.
Nos contenus ont de la valeur.
Nos contenus sont l’or numérique à l’état pur.
Les tuyaux qui les font circuler ne sont rien, tout comme nos veines lorsque notre cœur s’arrête de battre.
Prenons garde. Une fois tout-puissants, les tuyaux pourraient nous demander de payer pour partager NOS contenus. La volonté de puissance une fois éveillée n’a plus de limite.
J’ai vu la semaine dernière In Time, c’est une métaphore de ce qui nous arrive.