Dans nos sociétés, tout est maintenu à un stade de rareté parce qu’elle est source de richesses pour ceux qui en contrôle la diffusion.

Le travail est rare, l’argent, l’énergie, la culture, la reconnaissance… (même l’information n’est pas totalement abondante puisque nos gouvernements gardent en réserve une grande partie de celle produite grâce à nos impôts).

La rareté est inscrite dans la constitution française. En 1957, dans Ces princes qui nous gouvernent : lettre aux dirigeants de la nation, Michel Debré, un des rédacteurs de La cinquième République, écrit :

« Le propre de l’individu est de vivre d’abord sa vie quotidienne ; ses soucis et ceux de sa famille l’absorbent. Le nombre des citoyens qui suivent les affaires publiques avec le désir d’y prendre part est limité. Il est heureux qu’il en soit ainsi… La cité, la Nation où chaque jour un grand nombre de citoyens discuteraient de politique seraient proches de la ruine. La démocratie, ce n’est pas l’affectation permanente des passions ni des sentiments populaires des problèmes de l’État. Le simple citoyen qui est un vrai démocrate, se fait, en silence, un jugement sur le Gouvernement de son pays, et lorsqu’il est consulté à des dates régulières, pour l’élection d’un député, par exemple, exprime son accord ou son désaccord. Après quoi, comme il est normal et sain, il retourne à ses préoccupations personnelles (qui ont leur grandeur) ne serait-ce parce qu’elles sont nécessaires, non seulement pour chaque individu, mais pour la société. »

Avec de tels principes voilà pourquoi nous avons peu d’élus qui souvent cumulent les mandats et se représentent indéfiniment. Pour concourir à NOS élections présidentielles, il faut une autorisation des partis dominants qui avec les parrainages décident qui a le droit de les combattre.

En 2012, nous aurons 10 candidats, ce qui nous place au niveau de 1981. Il est intéressant de tracer la courbe de l’évolution du nombre de candidats au premier tour comme je l’ai fait dans Le cinquième pouvoir.

Dans un système pluraliste, ouvert, animé par une profonde énergie rénovatrice, il serait logique de voir ce nombre s’accroître d’élection en élection et de vivre un débat idéologique de plus en plus riche. Mais le soufflé retombe. L’élan participatif est en train de se tarir (et peut-être pas uniquement parce que nous nous désintéressons de la politique… des exemples comme celui de Christophe Grébert n’ont d’autres buts que de nous décourager) .

J’avais fait le parallèle entre cet élan et celui que nous avons connu en ligne au cours des années 2000. Paradoxalement, je note, de façon très subjective cette fois, le même déclin depuis 2007. Ça parle beaucoup, ça participe peu. Nous avons rêvé de changer le monde, nous ne faisons en France que le regarder changer ailleurs en Afrique du Nord, en extrême Orient, en Asie… Chez nous, nous tournons en rond avec les mêmes idéologies droitistes ou gauchistes dépassées.

L’évolution de cette seconde courbe est pour moi inquiétante. Elle indique, d’élection en élection, le score cumulé des sortants au premier tour. Jusqu’en 2002, ils totalisaient de moins en moins de voix tout simplement parce que les idées alternatives avaient l’occasion de s’exprimer de mieux en mieux, donc de séduire de plus en plus de citoyens. En 2007, nous assistons à la fin brutale de cette tendance, signant en quelque sorte la fin de la démocratisation de notre pays. J’ai bien peur que la tendance ne se confirme cette fois encore, ce dont se féliciteront les partisans des deux camps dominants (car la démocratisation réduit leurs chances de victoire comme nous l’avons constaté en 2002). De mon point de vue, les idées alternatives sont bâillonnées.

La démocratisation revient à progresser vers l’abondance, notamment celle de la liberté de se présenter à une élection. D’où l’intérêt d’analyser toutes ces courbes, notamment celles à l’issue des premiers tours (et j’en conviens de manière très approximative).

J’identifie de façon grossière trois types de courbe.

  1. Linéaire (1965, 1969, 1988, 1995). Qui dit linéarité, dit simplicité (en mathématique, mais aussi en physique, en sociologie quantitative). Ces élections comportaient peu de candidats, entre 6 et 9. Leur résultat est sans équivoque, donc prévisible. La victoire ne peut échapper à un des deux partis dominants.
  2. Linéaire avec cassure franche autour des 5% (1974, 1981, 2007). Nous avions alors entre 10 et 13 candidats, mais les candidats supplémentaires ne marquent pratiquement aucun point. Ils ne sont là que pour la forme, pour la galerie, pour agiter l’idéal démocratique.
  3. Amorce de longue traîne en 2002. Ces courbes se manifestent dans les systèmes complexes (quand on s’écarte de la rareté). Elles impliquent une structure fractale du système, comme si en quelque sorte les candidats se donnaient la main et étaient liés les uns aux autres. Elles indiquent aussi que nous entrons dans le domaine de l’imprévisibilité, une imprévisibilité qui ne peut que déplaire aux partisans des partis dominants et contre laquelle ils ne peuvent que se battre, en évitant que cette configuration se reproduise (la stratégie du vote utile d’une part, la réduction du nombre de candidats d’une autre).

En 2012, nous nous retrouvons donc probablement avec une cassure nette (comme le montrent déjà les sondages). Les candidats ne se donnent donc plus la main et le résultat au premier tour sera sans grande surprise. Nous resterons dans un système monarchiste, les deux partis dominants se partageront le gâteau. À ce jeu simpliste, c’est le plus monarchiste des candidats qui l’emportera (et non pas le plus populaire). Il me semble que Sarkozy reste le plus doué à ce jeu où les idées ne comptent pas. La gauche, j’ai envie de dire la véritable gauche, finira un jour par comprendre qu’elle a tout intérêt à militer pour l’abondance.