Steve est bien mort d’un cancer, mais Walter Isaacson son biographe officiel lui a planté un poignard dans le dos.

J’ai lu son best-seller non-stop, avec cette impression exaltante de revivre une part de l’histoire de mon temps comme si je la voyais depuis le futur. Mais plus j’avançais, plus un malaise s’est installé en moi. Je n’arrêtais pas de me dire « Nous avons raté quelque chose. »

Ratage dans la forme

Steve était capable d’exploser de rage parce qu’un gris n’était pas du bon gris, parce qu’un verre n’avait pas la bonne texture. Ce perfectionniste s’intéressait à tous les détails et en même temps, obsédé par le minimalisme, chassait l’inutile.

Isaacson s’est appliqué à faire le contraire. Il a accumulé, nivelé, empilé, comme pour rendre hommage à ses propres investigations. Pour nous prouver qu’il a travaillé, il a écrit un livre qui ne ressemble pas à Steve et qui ne peut de fait que passer à côté de sa vie. Faute d’être lui-même ascète et sobre dans son écriture, Isaacson n’immortalise pas Steve. Il le dissèque, tel un cadavre sur la table d’un médecin légiste. Il ne s’adresse qu’à notre curiosité la plus primitive. C’est comme si Victor Frankenstein n’avait pas réussi à ressusciter « le monstre ». Jobs est mort dès les premières pages.

Cette impression mortifère n’a cessé de me pénétrer au cours de la lecture. Cette biographie est cancérigène. Elle ne porte en elle aucun espoir. Elle nous donne à voir une époque malade au plus profond de ses entrailles.

Steve Jobs n’y apparait qu’en tant qu’homme d’affaires. On ne le sent jamais vivre, sauf peut-être dans sa jeunesse. Par la suite, le business oblitère ses espoirs. Quelques références esthétiques, mais jamais d’émotion. Comme si l’époque elle-même n’avait aucun intérêt. Il n’est question que d’expérience utilisateur. Mais nous sommes surtout des rêveurs, des révolutionnaires, des amoureux, des fous… et assez peu souvent des utilisateurs.

Isaacson n’a établi qu’une chronologie dans laquelle il faudra puiser pour redonner vie à Jobs. Parce que si personne ne s’attaque à cette tâche, c’est toute notre génération qui sera déclarée moribonde. Toute notre époque qui sera raillée par nos successeurs. Ils ne verront en nous que des consommateurs. D’objets, de drogues, de régimes alimentaires tordus. Ils ignoreront notre sagesse, notre philosophie, nos espoirs. Surtout nos combats pour une autre humanité, la leur.

Ratage dans le fond

Au fil des pages, je ne cessais de me demander « C’est tout ce que nous laissons ? » L’incapacité de Jobs de s’attaquer aux problèmes de société me rappelait mes propres incapacités et celles de la plupart d’entre nous.

Jobs dans sa jeunesse aspire à une vie spirituelle, à l’extase, tout cela dans une démarche très individualiste. Par la suite, jamais il ne se tend vers le collectif, sinon en nous donnant des produits.

Mais après ? Peut-on laisser de côté la question des usages ? Richard Stallman nous prouve que non. Le produit seul n’est rien. Il faut lui adjoindre une éthique.

Revivre avec Jobs m’a montré la facette la plus désolante de la Silicon Valley. Business as usual. Le périssable. Ce qui passera, comme a péri le Mac de 1984. Objet révolutionnaire en son temps, il a déjà un côté désuet que jamais n’auront les peintures égyptiennes ou les sculptures grecques.

On n’éprouve aucune émotion devant un pinceau de la Renaissance mais on peut jouir indéfiniment devant les toiles auxquelles il a donné naissance. Nos gadgets ne sont que des pinceaux. Il est certes indispensable de les perfectionner, mais il serait dangereux d’oublier de peindre avec.

Isaacson m’a laissé cette impression que nous oublions l’essentiel. Il nous donne un Jobs qui insiste souvent sur les possibilités créatives de ses produits, sans que cela soit plus qu’un leitmotiv marketing. On ne voit rien jaillir d’extraordinaire.

Sommes-nous stériles ? Voilà ce que je n’ai cessé de penser en lisant. Nos vies sont-elles à ce point insipides ? Elles ne feront pas rêver nos enfants. Ou est-ce que nous sommes encore incapables de deviner en elles ce qu’elles recèlent d’extraordinaire ?

J’ai un mauvais goût en bouche.

Je ne peux m’empêcher de penser à ma propre mort, à la mort de nos rêves avant qu’ils ne prennent forme.

À travers Jobs, Isaacson a décrit une société qui fait une fausse couche. L’immense succès de son livre est d’autant plus inquiétant, comme s’il confirmait un diagnostic assez terrible.