Quand on écrit, on ne peut éviter de se demander « Qu’est-ce que le roman ? ». Parce qu’au début, souvent, on veut faire du roman, puis faire du roman qui ne ressemble pas au roman, puis parce qu’on s’en fiche.

J’en suis arrivé à ce détachement théorique, mais en lisant Autobiographie des objets de François Bon, je n’ai cessé de penser « roman ». Pour une raison simple : je me sens dans ce texte comme dans un grand roman classique. Et définir le roman par la perception est la seule approche qui me paraît acceptable.

Selon moi, un roman met en œuvre une physique particulière. La gravité et le temps changent, la lumière n’y constitue plus une limite de vitesse, les rapports humains s’altèrent, l’humain lui-même se distant de façon parfois incongrue.

Les personnages, l’histoire, le style ne sont que des ingrédients possibles du roman sans être indispensables. Triptyque de Claude Simon est assurément un roman alors même que les personnages et l’histoire s’y effacent. Nombre de thrillers ne montrent aucun art stylistique, pourtant personne ne songe à les traiter d’autre chose que de romans. Ces textes ont pour point commun de nous placer dans un écosystème qui leur est propre.

Proust nous plonge dans un temps indéfiniment allongé. On entre dans une parenthèse, puis une autre, on n’en sort jamais car on finit par entrer à nouveau dans la première. La physique proustienne suppose un autre temps. Tout s’articule à partir de ce postulat : les réminiscences, les amours, les promenades, les extases… J’aime m’y promener. J’ouvre la porte et j’entre dans une autre dimension de l’existence.

J’évoque Proust parce que l’Autobiographie des objets joue avec le temps à la manière proustienne, réveillant les souvenirs, invoquant leur éternité quasi idéale, mais aussi travaille une matière plus brute qui n’appartient qu’au lecteur. François ne nous livre ses souvenirs que pour réveiller les nôtres. Il nous met en chemin. Il nous offre une physique Do It Yourself. Il nous suggère au fil de ses pages d’écrire notre propre autobiographie de nos objets. Nous nous situons à l’opposé de la littérature transcendantaliste à visée universaliste.

C’est un atelier d’écriture. Une expérience interactive. Un texte d’aujourd’hui, et qui nous prouve que nous n’avons pas besoin de casser les chronologies, d’écrire de la littérature arborescente pour faire contemporain. Un roman dans les souvenirs d’une jeunesse entrecroisée avec d’autres jeunesses, les nôtres, des années 1950, 1960, 1970 aussi, et sans aucun doute ultérieures. Un roman qui prend le contre-point des Choses de Perec. On est après la critique du consumérisme, quand il ne reste plus que la puissance évocatrice des objets. Nous sommes loin de la littérature clé en main. C’est une littérature qui nous engage.

Notes

  1. Si un essai ou un récit ne me donne jamais la sensation d’habiter une autre physique, la poésie peut avoir cet effet. Alors peut-être que L’autobiographie des objets est un long poème en prose.
  2. Je me moque que ma définition du roman ne soit ni exhaustive ni exclusive. Je ne crois pas, de manière générale, à la possibilité de définir dans l’absolu (de l’influence de Gödel dans ma pensée). On ne peut que cerner des régions de manière assez vague.
  3. Toute littérature nous engage, c’est peut-être un dénominateur commun à toutes les œuvres. Il me semble toutefois que certaines le font de manière plus explicite, telles les œuvres ouvertes des années 1960 qu’il fallait organiser, voire terminer. François joue sur un autre registre : il nous livre un texte achevé, à l’apparence classique, qui contient en lui-même une béance où s’engouffrent nos souvenirs.
  4. Je ne sais pas si je vous ai donné envie de lire Autobiographie des objets, mais n’hésitez pas à vous lancer dans ce voyage pour quitter les mornes plaines de notre contemporanéité normative.
  5. Pourquoi François n’aurait-il pas un prix littéraire avec ce texte, comme Pascal Quignard, un prix pour célébrer une exploration à la frontière du romanesque, à cet endroit précis où le genre s’étend et se renouvelle, loin des formules convenues du genre « La marquise sortait à cinq heures. »