Je suis fatigué, c’est l’automne. Mais c’est une explication insuffisante. Beaucoup de choses s’achèvent autour de moi, leur carambolage m’affaisse.

Je viens de perdre mon oncle. Mon grand frère, moi le fils unique. L’artiste de la famille. Qui m’a appris à dessiner, qui m’a fait lire Hugo Pratt à onze ans, qui m’a plus que nul autre envoyé dans la trajectoire que je suis, lui le rigolo indolent. Il est parti comme ça, beaucoup trop jeune. Un jour mal au ventre, le lendemain condamné dans d’atroces souffrances. Depuis, moi aussi j’ai mal au ventre, je suis tétanisé.

Et puis Alain-Gilles Minella aussi nous a quittés, en même temps que mon oncle, de la même maladie brutale. Comme s’ils s’étaient donné le mot et avaient décidé de me faire une farce.

Alain-Gilles, c’était l’historien au cigare, l’homme heureux avec qui je parlais souvent de nos vieux jours, de tout ce qui nous restait à faire, autant en jouissance qu’en création. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en Provence en septembre. Nous avons savouré l’ombre des grands platanes après un bon repas. Tout était au vert. Alain-Gilles se préparait à éditer de nombreux romans aux éditions du Rocher, il travaillait à des documentaires, au troisième tome de sa trilogie sur les couples historiques. Et puis non. Il entre à l’hôpital pour un contrôle et il n’en sortira pas.

Comme mon oncle, il m’a guidé. Il m’a beaucoup lu, beaucoup coupé. Le peuple des connecteurs. Le cinquième pouvoir. Et surtout Ératosthène dont il a lu les dix versions. Et j’ai terminé la dernière alors qu’il n’avait plus la force de la lire.

Il y a des moments étranges. À mon dernier passage à Paris, fin octobre. En me rendant chez Fayard, je passe en bas de chez Alain-Gilles. Je lui envoie un SMS, comme j’en ai l’habitude. Et pas de réponse. Inhabituel. Et comme je ne recevais toujours pas de news les jours suivants, j’ai lancé une requête sur son nom. Rien. Une inquiétude m’habitait, à cause de mon oncle, à cause de la fin de mon livre, tout cela se mélangeait. J’ai reçu des nouvelles un peu plus tard. C’était la fin. C’était la fin de partout.

Alors que mon oncle agonisait et que j’étais près de lui avec ma mère, il nous a dit « La vie, c’est compliqué. » Ces dernières paroles intelligibles. Jamais ni lui ni Alain-Gilles n’auraient dit ça quelques mois plus tôt. Pour eux, la vie était un jeu, une source infinie de jouissances.

Tous les deux ont été célébrés par une messe, je ne les ai ni l’un ni l’autre jamais entendu parler de leur foi. Ils avaient foi en la vie, en ce que nous nous donnons les uns aux autres. Je n’ai pas droit de les décevoir et pourtant je n’ai jamais été autant fatigué.

Au fond de mon lit, je lis Ciseaux, de Stéphane Michaka. La vie romancée de Raymond Carver, sa destruction. Un livre passionnant pour un auteur, un livre sur la relation avec l’éditeur qui entre dans l’œuvre et la façonne, un livre sur la vie compliquée, cette vie qui s’achève quand tout pourrait commencer, mais quand tout ce qui devait être fait l’a été.

Le texte me travaille aux tripes, il avive tout ce que je vis, je ne cesse de me demander « Pourquoi ? » Je n’ai pas de dieu à invoquer. Tout s’achève. J’ai toujours refusé de l’accepté. Cette fois, je suis cerné.

Je suis confus, pas structuré, je ne peux l’être. Je termine un livre commencé douze ans plus tôt, je travaille à l’édition de La Quatrième Théorie, en même temps une partie de mon monde s’écroule. Ce qui aurait pu être une joie sonne comme une fin. Il me faut aller chercher loin la force de considérer tout cela comme une naissance, pour eux, pour porter plus loin le bâton de relais qu’ils m’ont transmis. Il n’y a que cette condition que les choses ont du sens. Porter plus loin le message.