Quand je n’aime pas un texte, j’arrête de le lire et je n’en parle pas. Je ferais mieux d’écrire un bel article sur Ciseaux de Stéphane Michaka que perdre mon temps. Mais on ne se refait pas.

Après tout, dans notre monde, nos illustres jurés Goncourt définissent le bon goût littéraire pour tout un peuple, et j’ai bien le droit, et presque le devoir, de m’indigner de leur indignité. D’autant que cette même caste a le verbe facile pour nous accuser, nous autres blogouilleurs écrivaillant et s’autopubliant en numérique, de déshonorer notre langue.

Je n’exercerai pas mon clavier cannibale pour descendre Le sermon de la chute de Rome sur le plan romanesque, Pierre Mari se change merveilleusement de cette tâche avec une juste méchanceté. Il résume ce que j’ai ressenti avant d’abandonner le texte en chemin.

Je proposerais volontiers d’appeler incroyance du récit la pathologie générale dont le livre de Jérôme Ferrari est un triste symptôme.

Cette incroyance est si manifeste que je me demandais ligne après ligne pourquoi je perdais mon temps. Très vite fatigué de me vautrer dans la vacuité.

Un texte littéraire n’est pas un appareil de confirmation, ajoute Pierre Mari.

Pourtant, tout avait bien commencé avec l’exergue de Saint-Augustin.

Tu es étonné parce que le monde touche à sa fin ? Étonne-toi plutôt de le voir parvenu à un âge si avancé. Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt.

Il annonce un livre politique, un livre de révolutionnaire, un livre de combat contre cette déchéance annoncée. Quand je lis cet exergue à Isa, elle me dit : « C’est presque trop beau ce synchronisme. Ça nous parle trop. Il faudrait revenir au texte original pour savoir ce qu’Augustin a vraiment écrit. » Depuis quelle est traductrice, elle se méfie des traductions.

Après lui avoir répondu que le propre de la littérature est de nous parler à travers le temps, j’attaque le sermon avec conviction. D’autant que les éditeurs osent écrire en préface :

Jérôme Ferrari jette, au fil d’une écriture somptueuse d’exigence, une lumière impitoyable sur la malédiction qui condamne les hommes à voir s’effondrer les mondes qu’ils édifient et à accomplir, ici-bas, leur part d’échec en refondant sans trêve, sur le sang ou les larmes, leurs impossibles mythologies.

Je passe sur la faiblesse de cette phrase dont le « à accomplir » sonne désastreusement et paraît en trop. J’aurais dû me méfier dès cette annonce de somptuosité autoproclamée. Bon, je savais Ferrari adepte de la phrase ample. Quelle immédiate surprise de constater qu’il raccroche maladroitement les wagons à l’aide de relatives infiniment répétées et imbriquées, de « comme », « parce que », « tandis que », « mais »… et d’un nombre incalculable de participes présents. Ferrari use des plus grosses ficelles pour allonger sa phrase, lui donner un aspect travaillé trop explicite, trop fatigant.

J’aime chez un auteur sa capacité à enchaîner des phrases, ou des morceaux de phrases, sans abuser des trucs fournis en kit dans le langage. Sinon pas de surprise, d’émerveillement, de trouvaille. On se complait dans une banalité scolaire qui d’ailleurs convient à la platitude narrative, politique et philosophique du récit. Encore si cette banalité était irréprochable. Voici le tout début du roman :

Comme témoignage des origines – comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918, que Marcel Antonetti s’est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l’énigme de l’absence. On y voit ses cinq frères et sœurs poser avec sa mère. Autour d’eux, tout est d’un blanc laiteux, on ne distingue ni sol ni murs, et ils semblent flotter comme des spectres dans la brume étrange qui va bientôt les engloutir et les effacer. Elle est assise en robe de deuil, immobile et sans âge, un foulard sombre sur la tête, les mains posées à plat sur les genoux […]

Vous lisez bien. « La brume est assise en robe de deuil. » C’est très beau, mais sans doute pas volontaire. Je ne chipote pas. Un auteur peut jouer de l’ambigüité, surtout quand il s’est depuis longtemps installé avec un objet ou un personnage. De but en blanc, c’est un peu fort surtout quand on vient d’entendre évoquer « une écriture somptueuse d’exigence ». Quel camouflé ? Quelle imposture ? De quoi être écœuré au nom justement de ceux qui refusent les subterfuges grossiers. Faut croire que le style tape à l’œil a du bon, dans une civilisation décadente.

Je n’en rajoute pas, juste un surplus d’analyse statistique. On peut s’amuser à comparer les auteurs non plus au regard de la longueur de leurs phrases, mais de la longueur de leurs microstructures, groupes textuels entre ponctuations. Ces éléments donnent une idée du rythme et de la virtuosité.

Proust, Du côté de chez Swan

Proust me sert de référence.

Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome

On voit que malgré ses phrases longues, Ferrari abuse beaucoup plus que Proust des microstructures courtes, non pas enfilées comme des perles sur un collier, mais lourdement collées par des connecteurs syntaxiques.

Bon, Autobiographie des Objets

Microstructures beaucoup plus amples ce qui implique un recours moins fréquent aux connecteurs bateaux, donc un style plus affirmé.

Crouzet, Ératosthène

J’aime bien savoir où j’en suis. Mes phrases ne sont jamais très longues, mais ma microstructure est déjà un peu plus ample que celle de Ferrari.

Crouzet, Le peuple des connecteurs

Quand j’écris des essais, je suis beaucoup plus ample.

Crouzet, La Quatrième Théorie

Il me faut écrire sur Twitter pour réduire mes microstructures à l’échelle de celles de Ferrari, et encore, j’abuse moins que lui des formes ultra-courtes. Il est de tous les écrivains que j’ai scrutés, celui qui est le moins ample. Peut-être ce qui m’a le plus gêné dans son écriture, longues phrases qui enchaînent des éléments brefs. Vous pouvez poursuivre ce petit jeu…

PS du 9/12/2012 pour répondre à quelques tweets : Nous commettons tous des bourdes quand nous écrivons, moi plus que beaucoup d’autres (surtout avec mon orthographe désastreuse), mais je n’ai pas reçu le Goncourt et mes éditeurs n’ont jamais affirmé que j’avais une écriture somptueuse. Je préfère d’ailleurs ce qui est rugueux, bancal, méchant…