J’approche à grands pas de la cinquantaine, cela me donne le privilège de voir se dessiner des époques de ma vie. Deux se démarquent : jeu de rôle et blog.

Leurs souvenirs surnagent au-dessus des autres par leur saillance, leur durée psychologique, l’exaltation qui les accompagne, cette impression d’avoir un instant soulevé un voile de la réalité, d’être entré dans une terre incognita (effet que ne m’a jamais procuré la grande vie dans les jets et les palaces).

Quand mon père me parle de sa guerre d’Algérie, je retrouve les mêmes qualificatifs au négatif. Pour lui, aussi, le temps s’est allongé, creusant un sillon qui ramène toutes les autres expériences au rang d’anecdote.

Ces époques exceptionnelles ont la particularité de commencer et de s’achever tout aussi définitivement. On sait qu’on n’y retournera pas, quels que soient nos efforts. Toute tentative de come-back ne sera qu’un succédané. Souvent douloureux. Retournant sur les lieux des combats anciens nous ne rencontrons que des morts.

Je vous parle paradoxalement du blog sur mon blog. Je douterais de ma santé mentale s’il ne m’était pas arrivé la même chose avec le jeu de rôle. Au moment où je l’ai senti perdre pour moi sa fécondité, j’ai commencé à le théoriser, à tenter de le réinventer. Je n’ai cessé d’interroger la forme. C’est mauvais signe. Preuve qu’elle ne nourrit plus, qu’elle est stérile pour celui qui divague ainsi. Et au-delà de lui, pour toute sa génération, bien souvent.

Un peu d’histoire comparée 1

Gary Gygax publia la première édition de Donjons & Dragons en 1974. Elle se popularisa et gagna sa maturité en 1978 avec la première édition d’Advanced Donjons & Dragons (AD&D). Vous pouvez voir ces jeux comme des plateformes au même titre que les CMS pour blogueurs tel que WordPress.

Jeux et stratégie 4, 1980
Jeux et stratégie 4, 1980

J’ai découvert l’existence d’AD&D en 1980, dans un des premiers numéros de Jeux & Stratégie, un magazine qui a profondément marqué ma vie. J’ai dû attendre 1983 pour rencontrer à Montpellier des joueurs. Et pour que mon expérience commence. Je n’ai alors cessé d’écrire des scénarios et de les jouer. Ce travail a culminé en 1987 par une grosse campagne L’affaire Jonathan Deluze, dont je découvre en écrivant ces lignes que le PDF traîne sur les torrents.

J’ai par la suite encore un peu joué, mais quelque chose c’était cassé, chez moi, aussi chez mes compagnons, et même chez beaucoup d’autres extérieurs à notre cercle. Nous avions collectivement passé le climax, aussi bien en France qu’ailleurs dans le monde.

J’ai depuis parlé avec de nombreux joueurs, certains bien plus jeunes que moi. Même chez eux s’est installée la nostalgie de cette époque. Il s’est véritablement passé quelque chose que je raconterai une autre fois.

Un peu d’histoire comparée 2

Les blogs apparaissent avec le Web au milieu des années 1990. Ils sont baptisés blog en 1997 par Peter Merholz et deviennent réellement populaires au début des années 2000. Comme j’avais découvert le jeu de rôle sans y jouer, j’ai vu les blogs émerger de toute part sans y toucher, avant de devenir blogueur à mon tour, fin 2005.

La blogosphère vibrait alors d’une énergie puissante et dévastatrice. Elle attirait des auteurs (équivalant au maître du jeu) et des lecteurs (équivalant aux joueurs). Oui, le blog comme le jeu de rôle se pratiquent à plusieurs. L’un et l’autre n’existent et ne foisonnent que par une osmose collective. Un écosystème. On est bien loin de l’expérience narcissique souvent évoquée par les critiques du genre.

Il faut écrire et avoir des joueurs. Le génie de l’auteur ne suffit pas sans le génie des joueurs. J’ai eu la chance de voir débarquer sur mes pages des esprits brillants, méchants, drôles, fous… et je crois que tous aujourd’hui on peut dire que cette expérience nous a changé.

Après un climax en 2007-2009, peu à peu quelque chose s’est brisé. Pas que chez moi. Les blogs sont devenus des médias comme les autres. C’est énorme, irréversible, mais insuffisant pour qui a connu l’extase. Auteur et lecteurs ne font plus symbiose. Je vois toujours sur certains blogs des discussions, mais il leur manque l’intensité folle de l’âge d’or. Je ne sens plus nulle part la créativité explosive. L’auteur est à nouveau seul. Il écrit parfois des choses brillantes, mais ce n’est plus du blog, pas propre au blog, ça pourrait être diffusé tout autrement. La stratégie du cyborg piétine. Le blog n’est plus qu’un outil de publication et de partage.

Alors tout cela n’est peut-être qu’un effet « vieux con ». Je l’espère, mais je crois aussi qu’il en va ainsi dans l’histoire des hommes. Tous les mouvements esthétiques ont connu leur climax. Le jeu de rôle et le blog en tant que formes esthétiques n’échappent pas à cette règle. Contrairement aux modes qui vont et viennent, ces mouvements naissent et meurent à jamais. Nous n’avons d’autres choix alors qu’explorer de nouveaux territoires. Picasso pourrait nous servir de guide.

Ceux qui ne pratiquent pas le jeu de rôle ou le blog comme esthétiques ont peut-être du mal à comprendre de quoi je parle. L’un et l’autre sont connectés par l’écriture. L’un et l’autre nous ont proposé de nouvelles pistes créatives, comme jadis le roman ou la rime. Selon cette perspective, particulière et restrictive, ils sont moribonds (il a existé des peintres cubistes bien après la fin du cubisme).

Je suis pour ma part en recherche. J’ai à ma disposition tout un ensemble de formes anciennes : texte long de type romanesque, blog, jeu de rôle… Celle qui m’exaltera à nouveau ne porte peut-être pas encore de nom. Une seule chose me paraît certaine : l’écriture restera, elle se transformera. En ce sens la twittérature m’a quelque temps amusée jusqu’à donner La quatrième théorie.