Et je ne vais pas dire le contraire à la veille de sortir un roman. J’aime mon libraire pour les livres qu’il me donne envie de lire, ceux qu’il empile plutôt que d’autres, ceux qu’il cache, ou même refuse de vendre. Je l’aime pour nos conversations, je l’aime pour l’ambiance de ses étagères, pour les gens que je rencontre dans leurs méandres.

Je l’aime tant que l’entendre se plaindre me désespère. Plutôt que de croire que la technologie détruit ton métier, essaie de voir comment elle pourrait le réinventer.

Aujourd’hui, tu croules sous les nouveautés. Tu n’as pas le temps de les mettre en place que tu dois les retourner. Ton dos te demande pitié. Ta conscience t’implore de sauver tel ou tel livre que tu as aimé et qui pourtant est promis au pilon. Tu ne peux plus exercer le métier que tu aimes. Tu n’es plus qu’un manutentionnaire. Le soir, tu n’as plus la force de lire, et tu as même tendance à t’avachir devant la TV.

Il ne tient qu’à toi de changer la donne, peut-être pas tout seul certes, avec tes collègues, peut-être des jeunes inventifs, mais il existe une solution. Quand je te demande un livre que tu n’as plus en stock (et que parfois tu me donnes toi-même envie de lire), tu ne me proposes plus de le commander parce que tu sais qu’Amazon me le livrera plus vite que toi. Mais pourquoi ne peux-tu me faire payer le livre et me le faire envoyer chez moi pour le lendemain ? C’est techniquement possible. Et si je préfère un livre électronique, la procédure serait la même. Je pourrais même télécharger à travers ton WiFi.

Ce qui m’intéresse chez toi, qui me passionne même, c’est ta conversation, ton expertise, ton amour des livres. Ce n’est pas l’objet même que tu me tends de tes mains. Je veux que tu continues à me donner des idées de lectures, je veux que tu aies encore pour longtemps cette opportunité, donc que tu gagnes ta vie correctement sans te ruiner en séances d’ostéopathies trop peu souvent remboursées par les mutuelles.

Parce que si je peux recevoir chez moi tous les livres le lendemain, grâce à toi, tu n’as plus besoin de stocker des dizaines de milliers de références, juste au cas où passerait par hasard un acheteur. Tu pourrais te concentrer sur les œuvres que tu aimes et veux faire aimer. Et tu redeviendrais le libraire que j’aime celui qui, quand j’étais enfant, m’a transformé en lecteur, plus sûrement que n’importe quel professeur de français.

J’aime chez toi l’abondance de conseils, je me moque de la raté de l’offre, si tes conseils infinis peuvent être satisfaits sous 24 heures, à la vitesse des échanges numériques. Il faut que tu sois un libraire numérique, même si tu as encore une boutique. Et cette boutique j’y tiens parce qu’elle te reflète, elle est ton salon où tu m’invites avec des inconnus, nécessairement mes amis parce que les mêmes rêves nous amènent au même moment en ce lieu. Je tiens encore à cette proximité des échanges, j’aime te serrer la main, même t’embrasser. J’aime le contact physique, et pas tant celui du papier ou de l’encre, j’aime le contact charnel avec lequel débutent toutes les histoires.

Sois donc numérique, mais n’oublie pas ton corps. Au contraire, prends-en soin, ne te laisse pas casser par tous ces cartons. Tu es un prescripteur. C’est ton métier. Ne cherche pas à ressembler aux pharmaciens qui sont devenus de vulgaires épiciers, et je ne pense bien sûr pas à mon petit épicier qui s’efforce de dénicher pour moi les meilleurs produits, mais à ces géants robotisés et sans âme qui veulent tout vendre, sauf l’imaginaire. Ne suis pas leur exemple, car alors oui le Net te tuera.

Sois toi-même. Sois un lecteur parmi les lecteurs. Sois celui qui découvre ce que les autres ont oublié de voir. Et quand demain, si ce demain arrive, tous les livres seront numériques, ton métier restera intact, car indispensable pour tous les amoureux de la lecture.

Prépare-toi à demain en étant ce que tu es depuis toujours. Nous autres auteurs, éditeurs, et surtout lecteurs avons besoin de toi.

PS : Suite du 8 avril…