Plus le monde est complexe, plus il est difficile à contrôler, moins les managers, les gouvernements, les dictateurs ont de pouvoir sur nous, donc nos libertés augmentent.

J’ai discuté ce théorème dans L’alternative nomade, sans m’arrêter sur un détail crucial. Pour accroître la complexité, nous avons besoin de technologies : transport, énergie, communication… Alors libre à nous de les employer pour complexifier. Mais nous pouvons aussi bien ne rien faire, victimes de l’apathie ambiante.

Par exemple, ce n’est pas parce que nous pouvons nous déplacer librement que nous nous déplaçons. Par manque de courage ou de moyens, nous pouvons rester chez nous, et ne pas planter notre graine où on ne l’attend pas. De même avec les technologies de communication. Nous pouvons devenir un média, mais nous pouvons aussi nous contenter de nous informer à une source unique, ne lire que les auteurs officiels, célébrés par la critique officielle.

Malheureusement, si nous refusons de complexifier le monde, la technologie ne cesse pas pour autant de progresser. Elle offre de nouvelles armes pour contrôler, pour avaler la complexification. Une course poursuite s’engage alors entre la complexification sociale et la complexification des armes antisociales.

Quelques signaux me laissent croire que les technologies de contrôle l’emportent en ce moment.

  1. Les grandes entreprises ne cessent de grossir. Plutôt que d’outsourcer, elles avalent leurs prestataires, parce que les gérer leur coûte de moins en moins cher, merci l’informatique Big Brother.
  2. Après l’Europe, un gouvernement supranational au-dessus des gouvernements nationaux, on parle d’un gouvernement mondial, superstructure au sommet de la hiérarchie, instrument de contrôle total, bien sûr qui voudra notre bien.
  3. Les jeunes que je rencontre aspirent à la stabilité, à l’ordre, au contrôle. Le fond anarchiste propre à la jeunesse semble plus qu’un lointain souvenir. On leur parle de la nécessité de réussir, ils y croient, du moins ils essaient, puis noient leur impuissance dans de vastes beuveries dignes de l’antiquité. Ils détruisent leur vitalité pour qu’elle ne pète pas à la gueule du système.
  4. Les chaînes TV perdent certes de l’audience sans pour autant s’effondrer au profit de technologies plus disruptives.
  5. Les jeux vidéo, même en réseau, ne peuvent pas être classés dans cette catégorie disruptive. Ils enferment dans des mondes diminués, détachés du réel. Leur complexité propre n’influence pas la complexité générale du système qui les contient. Au contraire, ils en extraient virtuellement des millions d’agents agitateurs.
  6. Par leur succès, les réseaux sociaux grouillent de trop de bruit. Pour y avoir le même impact qu’il y cinq ans, il faut mille fois plus de connexions, si ce n’est pas dix mille ou cent mille, signe que les internautes sont moins à l’écoute, moins disponibles, surtout à la disruption.
  7. La faible pénétration de l’édition électronique en France est révélatrice. Les lecteurs n’y viennent pas parce que les stars n’y sont pas à un prix abordable, faute d’une volonté des grands éditeurs. Cela traduit avant tout un manque de curiosité des lecteurs, incapables de prendre en main leur destin, donc un manque de goût pour la complexification.

Pendant que les technologies de contrôle se perfectionnent, les bénéficiaires de ces technologies ont tout intérêt à entretenir l’apathie. Nous sommes armés, mais on tente de nous le faire oublier.

  1. On qualifie de populiste tout mouvement politique issue du peuple.
  2. On empêche la libre copie avec des lois de type Hadopi.
  3. On veut interdire l’anonymat sur le Net.
  4. On évite de régler le problème de la dette, laissant tout le monde dans la culpabilité, avec l’obligation d’accepter la rigueur budgétaire.
  5. On moque les solutions comme le revenu de base sous prétexte qu’il est utopique alors qu’il aurait de toute évidence la force de nous réveiller.
  6. On nous prive de monnaie, au nom de la maîtrise de l’inflation, un peu comme si on limitait la quantité d’oxygène qui nous est attribuée quotidiennement.
  7. On entretient des guerres un peu partout, avec une stigmatisation des terroristes, pour maintenir un climat de peur.
  8. On ne fait rien pour basculer vers les énergies renouvelables, laissant planer la menace d’un réchauffement climatique dévastateur.
  9. Les problèmes doivent subsister pour nous maintenir sous l’eau. Surtout qu’il ne nous prenne pas l’envie de nous réveiller et de faire la fête sur cette planète. La moindre inondation, la moindre chute de neige devient drame national. Le drame est le meilleur anesthésiant.
  10. On nous accable sous les paperasses administratives. On complique pour nous faire perdre du temps que nous n’utiliserons pas pour complexifier.
  11. On nous fait croire que nous vivrons très vieux, sinon immortels, que nous devons encore nous serrer quelques années la ceinture, que tout ira bien quand nous serons à la retraite. En attendant, rien ne change, des amis meurent sans avoir connu la renaissance.

Certes nous ne sommes pas franchement malheureux, puisque pour la plupart nous mangeons à notre faim, avons un toit, accédons à un système de santé correct, mais nous ne sommes pas non plus heureux. Nous vivons une époque morose. On peut la fuir comme je le fais souvent, mais pas éternellement. Dès qu’on sort de sa retraite, on la reprend dans la figure. Qu’est-ce que nous attendons pour mettre le feu ?

Chomsky
Chomsky