Douceur, ciel de traîne, un bateau de promenade arrive. J’ai passé ma vie devant ce paysage, et comme un feu de cheminée, il ne me libère pas. C’est une espèce de cacahuète qui appelle la suivante pendant que le regard se perd dans le lointain. Peu à peu les Pyrénées s’y dessinent. Les Albères. Le Canigou. La photographie ne sait les faire apparaître alors que les yeux doublés de l’imagination les élèvent à la hauteur de l’Himalaya.
J’en déduis que l’image qui s’imprègne en moi n’a que peu de rapport avec la réalité. Cette illusion est plus vaste, plus transparente, plus brillante. Seuls les mots peuvent tenter d’en donner une idée lumineuse. Et cela suffit à me convaincre que le tout-image ne comblera jamais une humanité consciente.
Un autre bateau de promenade, une coque blanche, avec cabine carrée. Et il devient un vaporetto sur une autre lagune qui m’amène vers le lido de Mort à Venise. Cette superposition ajoute du mouvement au mouvement, accentué par la morsure du soleil sur ma joue gauche, la danse des vagues qui se posent sur le sable, léger claquement suivi d’un grand coup de langue râpeuse, sous les cris d’une mouette, du moteur poussif d’un inboard et des risées ondoyantes à la porte de mes oreilles.
Invariablement, je reviens aux Pyrénées, toujours présentes et si mystérieuses comme une femme que je croiserais tous les jours au même endroit sans jamais oser lui adresser la parole. Elles me promettent un monde encore premier, des sentiers sous les châtaigniers à la rougeur naissante, des vallées secrètes dont on croit être le premier découvreur.
Je les contemple comme un livre que je ne lirai jamais jusqu’au bout. Je n’aime d’ailleurs pas finir les livres, finir les œuvres. J’ai refusé de boucler la correspondance de Flaubert. J’aime les choses laissées en plan. Les textes ouverts, inachevés. Je me promets d’y revenir et cette promesse me donne une sensation d’éternité.
Le corps jaune et noir du phare se glisse dans mon paysage, entre la pointe de Balaruc et les contre forts du mont Saint Clair. Vu de chez moi, il évoque une statue de la liberté miniature, de la plage Nord un homme empâté, peut-être un employé des postes qui, pour flâner dans le grand bleu, aurait abandonné sa mobylette aux sacoches chargées de courrier.
Deux femmes lisent sur la plage. Je n’ose plus dire qu’elles sont vieilles car je me rapproche d’elles de plus en plus vite en même temps que le nombre de jeunes augmente démesurément. Alors chaque jour la plage change parce que je la regarde depuis un nouveau point dans l’espace-temps.
Un ami américain se moque des Français parce qu’ils meurent pour la plupart près de l’endroit où ils sont nés. Moins de 90 km en moyenne pour être précis. Il oublie que nous vivons dans un continuum avec au moins quatre dimensions tordues par la gravité des corps comme des esprits. Je suis en cet instant infiniment loin de la plage où je jouais enfant, infiniment loin de celui que j’étais et qui y meurt chaque jour.
Une éclaboussure au large de la pointe me rappelle le récif de l’âne où nous organisions nos expéditions du commandant Cousteau. Qui se souvient de lui ? D’Haroun Tazieff ? Je me demande qui joue leur rôle aujourd’hui. Mes vieilles idoles sont toutes mortes.