Le 31 août, c’est la fin de notre périple américain. À l’aube, nous quittons Seattle, vol Delta Airline 2214, direction Minneapolis. Nous sommes assis près de la queue du Boeing, rangée 44. Nous insistons un peu lourdement avant qu’une jeune femme se lève et nous laisse prendre nos places, Tim près du hublot, moi entre eux pendant qu’Isa et Émile s’installent derrière.
Je sors Kindle, iPad, téléphone… Quand l’avion s’ébranle, la jeune femme m’attrape le bras. Je l’entends marmonner. Je tente de la rassurer. Elle me relâche pour me ressaisir aussitôt quand nous arrivons sur la piste. Timothée lui lance des œillades intriguées, puis l’oublie très vite au moment du décollage.
— Le mont Rainier, ne cesse-t-il de crier.
Et quand l’avion bascule sur son aile :
— Houa !
Cette fois, la fille me prend la main. De me voir en famille, elle doit se sentir hors de danger. Ou, du moins, je représente pour elle un danger moindre qu’un éventuel crash que chaque vibration semble annoncer. Pourtant, si on s’en réfère aux statistiques, cette fille plutôt charmante a plus de chances de se manger un dragueur lourdingue qu’un trou d’air mortel.
Je lui propose de finir ma bouteille de jus d’orange. Elle me fixe, terrorisée, sans rien dire d’intelligible, puis je la sens s’affaisser sur mon épaule gauche, sa main toujours rivée à la mienne. Je tente de me libérer, de redresser la fille. Elle me retombe dessus. Je fais des signes désespérés à Isa qui, hilare, me suggère d’en profiter.
Pas étonnant que j’en oublie de lire, d’autant que Tim en plaine partie de Sim City n’arrête pas de me solliciter. Trois heures plus tard et autant d’éteintes, nous atterrissons à Minneapolis. Visitons le plus grand centre commercial des États-Unis. Mall of America. En fin d’après-midi, nous embarquons sur le vol Air France 697 pour Paris. C’est alors que je comprends que j’ai oublié mon Kindle dans le vol du matin. Je ne déclare la perte que le lendemain soir sur le site de Delta Airline.
— Vous n’aurez de nos nouvelles que si nous retrouvons l’objet perdu.
Je n’ai aucun espoir. J’ai un jour oublié un PC dans un TGV. Je m’en suis aperçu moins de trente minutes plus tard et la SNCF a prétendu qu’elle était incapable de retrouver le TGV en question. Non sans énervement, j’en ai déduit que les objets perdus servaient de prime non officielle pour les agents d’entretien. Et j’ai depuis supposé cette loi universelle.
Pour preuve, j’ai vite commandé un nouveau Kindle. En attendant sa livraison début octobre, je me suis mis à lire sur iPad, ce n’est pas si terrible. Et voilà que deux semaines plus tard, je reçois un mail de Delta Airline.
Ils ont récupéré mon Kindle à Salt Lake City et me proposent de me le retourner par Fedex. Aujourd’hui, après vingt jours d’escapade ma liseuse regagne le logis familial (le billet retour me coûte tout de même 60$). Je l’accueille avec un grand sourire, à l’idée que des gens s’appliquent à bien faire leur travail, sans aucun mépris pour leurs clients (leçon pour la SNCF). J’en suis réjoui, un peu rassuré sur notre humanité. Et j’évite de penser à l’absurdité contemporaine d’une liseuse qui prend seule l’avion, traverse plusieurs fois les États-Unis avant de rentrer dans le midi de la France. Nos prouesses n’ont d’égales que notre folie.
Quand j’ouvre l’enveloppe de Fedex, j’ai le temps d’imaginer que je viens de recevoir un autre Kindle que le mien, bourré de manuscrits inédits et d’annotations. Une nouvelle histoire commence peut-être. Mais non, ma chance s’arrête là. Rien n’a bougé. Antifragile, l’essai de Taleb, à la page où je l’ai laissé à Seattle.