Le langage est un produit de l’évolution, apparu il y a 1 ou 2 millions d’années quand les larynx de notre ancêtre primate se transformèrent et nous autorisèrent les vocalises.

N’en déplaise aux grammairiens, le langage n’est pas codifiable dans une grammaire. Pinker et Wittgenstein aussi, d’une certaine façon, ont montré qu’il faudrait des milliers de pages pour écrire la grammaire de n’importe quelle langue, et encore serait-elle incomplète. Le langage évolue sans cesse. Nous l’altérons, l’adaptons, le pervertissons, l’enrichissons. Un verbe décrit parfaitement cette alchimie : hacker. Nous ne cessons de hacker le langage comme l’évolution hacke les organismes vivants qu’elle invente et réinvente. Prendre un mot, lui donner un autre sens. De nom, le transformer en verbe. D’une langue, le porter dans une autre.

Arrive alors l’écriture autour de -3600 en Mésopotamie, avec l’ambition d’externaliser une partie de notre mémoire. Cette technologie, fruit d’une création consciente par un produit de l’évolution biologique, l’homme, hérite de la plupart des propriétés du langage, notamment sa propension au haking.

Alors quand le langage devenu écriture arrive sur un livre papier, le hacking ne s’arrête pas. On gribouille dans les marges, on souligne, on surligne, on découpe, on déchire, on copie, on prête, on échange, on réinvente, on relie cuir, on dore sur tranches, on illustre, on commente, on annote, on plastifie, on protège… Un livre n’est pas un objet sacré. C’est une technologie dont on attend des évolutions, des améliorations, des extensions… et c’est d’autant plus facile que cette technologie ouverte s’appuie sur un bien commun, le langage.

Quand cette technologie passe du papier à l’électronique, on s’attend à ce qu’elle ne perde aucun de ses attributs anciens, à commencer par la propension au hacking. Mais voilà, des éditeurs affolés par les nouvelles possibilités en ont décidé autrement. Ils imaginent des verrous (DRM, signature…) pour empêcher la copie, interdire le prêt ou même la possibilité de donner un livre une fois qu’il est lu, autant d’actions jadis naturelles, et aujourd’hui simplifiées à l’extrême.

Cette volonté d’interdire le hacking est inacceptable. Il faut la contrer pour que le livre électronique n’entraîne pas une réduction des droits des lecteurs et n’appauvrisse l’expérience de lecture.

Défense top-down

Isabelle Attard propose une TVA plus forte sur les ebooks verrouillés, les lock-books, entendez un livre prisonnier de l’environnement dans lequel il a été acheté. Par exemple, un fichier mobi téléchargé chez Amazon et qui ne peut être lu que par le logiciel Kindle associé au compte de l’acheteur serait plus cher que le même fichier acquis ailleurs sans verrous.

Défense bottom-up

En vérité, on ne nous a pas privés de notre droit ancestral de hacker le livre. On nous l’a fait croire à l’aide de contrat de vente douteux. Rien ne nous empêche comme par le passé de transformer l’objet acheté. Et pour commencer, de le dépouiller de ses verrous qui entravent nos usages.

Question de philosophie

En première analyse, ces deux stratégies de défense loin d’être concurrentes paraissent complémentaires. D’un côté, on légifère pour favoriser la libre circulation des livres, de l’autre, on explique comment libérer les livres qui auraient été enchaînés. On pourrait arrêter la réflexion à ce point. Ne penser qu’à l’objectif et juger bonnes toutes les tentatives d’avancer vers lui.

Ce serait négliger nos positions philosophiques. Notre conception de l’homme. Pour ma part, je suis en faveur de l’application du principe de subsidiarité dès que possible afin de donner le pouvoir au plus petit dénominateur commun (à la région plutôt qu’à l’État, à la ville plutôt qu’à la région, aux citoyens plutôt qu’à la ville).

Par exemple, pour le travail nous appliquons en théorie le principe de subsidiarité. Nous « choisissons » pour qui nous travaillons. Ce qui n’était pas le cas au temps du servage ou l’esclavage. Le principe de subsidiarité a été appliqué pour le droit du travail. Il pourrait l’être pour la création monétaire à travers l’instauration d’un revenu de base. Il pourrait être pour le droit des lecteurs.

Il me semble que si nous étions tous formés au hacking d’ebooks, les verrous perdraient immédiatement tout attrait. Je m’applique à cette formation continue dès que j’en ai la possibilité. Je ne le fais pas pour encourager le piratage, mais la défense de mes droits ancestraux de lecteur.

Je ne casse pas les verrous pour diffuser gratuitement sur le Net les livres que j’aurais achetés. Je le fais pour devenir le réel propriétaire de ces livres, pour les archiver sur le serveur de la maison, pour qu’Isa ou les enfants puissent les lire s’ils en ont envie avec le logiciel de leur choix. Et parfois je donne un de ces livres à un ami comme je l’ai toujours fait avec les livres papier.

Il est vrai qu’à ce moment je ne détruis pas les fichiers de mon serveur. Et c’est ce point précis qui effraie les éditeurs. Donner un livre revient aujourd’hui à le dupliquer. Mais plutôt que de craindre cette évolution, il faut l’accepter. Et encore une fois, consacrer du temps à la formation des lecteurs, leur expliquer que, pour qu’ils puissent bénéficier de leurs droits, il faut que des auteurs et des éditeurs aient le moyen de produire les livres.

À la défense de l’approche top-down, on peut dire que personne dans la pratique ne hacke les livres. Mais à qui la faute ? La formation étant du ressort de l’État, un déficit de formation est de la faute de l’État. On aurait donc un État qui passerait une loi pour entériner l’ignorance de ses citoyens. Légiférer plutôt que former me paraît dangereux, une tentation commune chez les dictateurs.

Je sais bien qu’Isabelle Attard n’a pas les clés du pouvoir top-down. Qu’elle tente d’agir depuis la place qui est la sienne. Son idée va dans le bon sens en montrant l’innocuité des verrous. Mais, ce qui me gêne, c’est que cette approche législative participe de la même logique top-down à l’origine des verrous : la volonté de contrôler depuis le haut de la société. Les éditeurs le font avec les DRM. Une nouvelle loi le ferait en s’appliquant aux éditeurs et distributeurs. Dès que je pense à cet empilement de contraintes, je prends peur. Je vois l’homme anéanti, nié, sous prétexte de vouloir son bien.

Cette loi TVA, si elle voyait le jour, aurait même pour effet de réduire ma liberté de lecteur, moi lecteur formé au hacking. Du jour au lendemain, de nombreux livres verraient leur prix augmenter. Parce que les verrous proviennent avant tout des éditeurs et pas des distributeurs. Où que je me tournerais, je trouverais ces livres surtaxés. Je serais donc condamné à payer plus cher, donc à voir mon pouvoir monétaire diminuer, donc ma liberté.

Il en va ainsi avec de nombreuses mesures top-down. Sous prétexte de me libérer, on m’enchaîne. Plutôt que défendre une loi qui défavorise les citoyens éduqués, on doit s’efforcer d’accroître le niveau d’éducation des lecteurs comme des éditeurs.

Top-down vs bottom-up

Tous les sages ont écrit que le chemin importait plus que le but. C’est en marchant qu’on apprend. Le but est souvent moins vital que les moyens que nous nous donnons pour l’atteindre.

On peut être d’accord sur le but, en désaccord sur la méthode. Comme les communistes j’aspire à une humanité plus juste, mais je ne suis pas communiste. Être d’accord sur le but ouvre une porte au dialogue, elle ne fait pas pour autant de nous des compagnons de lutte.

Quand on favorise le top-down, y consacre du temps, on s’inscrit dans la logique cartésienne : tous les problèmes peuvent être décomposés en sous-problèmes et ainsi de suite. On croit qu’une loi réglera tel point, une deuxième tel autre et ainsi de suite pour qu’au final nous habitions le meilleur des mondes (hiérarchisé comme il se doit pour qui pense top-down).

Malheureusement, dès que le niveau de complexité augmente, la méthode cartésienne devient inopérante. C’est le point de départ de mon Peuple des connecteurs. Le top-down ne fonctionne plus dès qu’il s’agit de problèmes globaux comme l’écologie, l’économie ou même l’éducation, problèmes qui ne peuvent être décomposés et qui imposent une approche holistique.

Avec ces problèmes surgit l’imprévisibilité. Impossibilité de prévoir les conséquences d’une action, d’autant plus d’une loi qui s’appliquerait à l’ensemble du système ou même à un de ses composants nécessairement reliés aux autres. Il ne reste pour agir que le principe de subsidiarité. Ramener au plus bas les décisions et les actes. Que chacun expérimente, se casse les doigts, peut-être découvre une méthode qui par fécondation gagnera l’ensemble du système (pensez au développement du Net et cela n’exclut pas l’État, bien au contraire).

Pour ces problèmes irréductibles, toute dérive vers le top-down serait non seulement une perte de temps, mais une façon de faire pencher la balance dans une direction dangereuse, avec le risque d’allumer des réactions en chaîne incontrôlables. Pencher dès que possible vers la subsidiarité, c’est se prémunir contre les risques systémiques. Ce n’est pas négociable. Et même si une TVA sur les DRM paraît sans grands dangers systémiques, je ne vois pas pourquoi courir le risque alors qu’il existe une voie qui passe par l’intelligence collective.

J’espère que ce long détour fera comprendre mon énervement suite à ma découverte de la proposition d’Isabelle Attard. Nous sommes sensibles aux mêmes problèmes, d’accord sur le but, nous partageons sans doute les mêmes soucis écologiques, nous pourrions être compagnon de lutte, mais nous devons nous parler, discuter d’un différent méthodologique qui peut faire au final toute la différence.

On peut même aboutir à des résultats contre-productifs. Si d’un côté on défend les biens communs, le libre, l’open source… c’est dans un souci d’application culturelle du principe de subsidiarité : que chacun puisse accéder à la culture en toute liberté indépendamment de sa situation financière. La lutte contre les DRM participe de la même démarche. Pourquoi alors pour cette lutte renoncer au principe de subsidiarité ? Pour gagner du temps ? Pour se faire entendre ? Ou est-ce par manque de réflexion philosophique ?

On ne peut pas concilier l’inconciliable, sous prétexte du but. On ne peut le faire que par erreur, que victime d’un grand bug assez commun depuis bien longtemps.

Je ne défends pas le principe de subsidiarité par fanatisme, mais parce que la logique m’y incite, même si la nature humaine me fait souvent douter, mais l’espoir m’habite que cette nature évoluera en même temps que nous rencontrerons des problèmes insolubles par notre ancienne nature.

Cela aussi n’est pas négociable : entendre dire que l’homme n’est pas prêt, c’est ne pas croire en l’homme. Je ne vois pas en quoi d’autre je pourrais croire. Et je n’oublie que, à force de faire une chose, on finit par la faire sans conscience. Il va ainsi avec les lois jusqu’à ce qu’elles deviennent contre-productives. Je n’ai rien contre elles a priori, mais je sourcille quand elles pourraient être évitées, ou écrites autrement, en regard du principe de subsidiarité.

Si les DRM constituent un problème, s’il faut en passer par une loi, elle doit donner le pouvoir aux lecteurs. Leur autoriser, pour leur usage personnel, de faire sauter les verrous. Et autoriser par la même occasion la circulation des logiciels de hack (on a bien autorisé les copieurs de K7 puis de CD). Une telle loi serait en accord avec le principe de subsidiarité. Et ne me dites pas qu’elle n’a aucune chance de passer, celle sur la TVA est toute aussi compromise.

On est accord ? C’est une mission de formation toute cette histoire. Du bruit pour attirer l’attention vers un problème fondamental.