Répondre à cette question est une nécessité quand on fonde sur elle une théorie monétaire, une ligne de vie, une posture en toute chose.

Dans ses Commentaires sur les quatre libertés économiques, un point central de sa TRM, Stéphane Laborde écrit :

La liberté est établie comme tout ce que peut réaliser l’individu conformément à la non-nuisancevis-à-vis des autres individus vivants et futurs. Cette non-nuisance peut être définie ou comprise en un endroit (x,y,z,t) précis de l’espace-temps et n’en a pas moins des propriétés d’évolution ou de révolution.

Cette définition contient deux termes étroitement liés, « peut réaliser » et « non-nuisance ». Le second est posé sans être suffisamment discuté. Après cette discussion bien des choses peuvent soudain se brouiller, un magnifique édifice vaciller.

Un exemple. Quand on a commencé à construire des moteurs à explosion au XIXe siècle, on n’a pas pensé au réchauffement climatique, ce point était hors du pensable. Souvent quand on fait quelque chose, on ne sait pas si on va nuire ou ne pas nuire à plus ou moins longue échéance. Parfois même, on croit œuvrer pour le bien d’autrui tout en lui nuisant : le modèle soviétique ou, plus bêtement, les herbicides censés simplifier la vie des agriculteurs mais qui démultiplient leurs chances de cancer (et les nôtres).

Ce qui est nuisant ou non-nuisant n’est très souvent pas de l’ordre du connaissable. Quand nous agissons, nous ne pouvons presque jamais avoir de certitude quant à la non-nuisance de nos actes dans l’espace-temps. Certaines nuisances peuvent même s’avérer bénéfiques à terme.

La nuisance est par ailleurs une notion relative comme l’a expliqué Spinoza. Le poison n’est pas nocif pour le serpent mais mortel pour ses proies. Dans bien des cas, nous ne pouvons dire ce qui est nocif ou pas pour autrui. Un gâteau le sera pour un diabètique et pas pour un osseux comme moi (dixit François Bon).

Quand on définit la liberté en se référant à la non-nuisance, on montre de fait que cette liberté ne se conçoit que dans un vaste réseau d’interactions sociales. Or ce réseau, par sa complexité, est lui-même inconnaissable. Selon la définition de Stéphane, personne ne peut se déclarer libre faute de cette connaissance. A contrario, on peut affirmer :

La non-nuisance ne peut être définie en un endroit précis de l’espace-temps parce que son évolution est imprévisible. La nuisance ne survient que rarement à l’instant d’une action (je te tire une balle dans la tête), mais le plus souvent bien plus tard (pollution, traumatisme, paupérisation…).

La définition de Stéphane est en fait partagée par de nombreux libéraux ce qui explique les dérives du modèle libéral. Elle présuppose une toute-puissance de l’être, une domination de soi et de l’environnement qui me donne froid dans le dos. Tout parent un peu attentif apprend que la nuisance est une notion hasardeuse. Une punition peut nuire dans un cas, pas dans un autre. Nous ne sommes en ce domaine pas dans le déterminisme mais dans l’humain.

Souvent notre libre arbitre ne peut pas s’exercer. Si quelqu’un se noie, si j’en ai la possibilité, je tenterai de le sauver. Je ne me poserai pas la question de savoir si je dois le faire ou non. Je n’exercerai pas ma liberté. J’agirai poussé par un sentiment éthique.

Dans d’autres situations, l’exercice du libre arbitre dépend d’une montagne de contingences : notre niveau d’éducation, notre milieu, notre fortune, nos amis, notre situation professionnelle, notre notoriété, notre santé… De nombreux amis m’ont par exemple ouvert les yeux sur l’usage des libertés numériques. Il ne suffit pas d’y avoir techniquement accès pour y accéder. Nous ne sommes pas égaux devant la liberté.

Voilà pourquoi une forme d’État est nécessaire, n’en déplaise aux libéraux. La « non-nuisance » ne contient pas la « solidarité ». La solidarité s’impose à cause des inégalités qui ne cessent de jaillir du bouillon humain. Certains naissent avec des nuisances congénitales contre lesquelles mon éthique me pousse à me révolter. Ne pas agir revient souvent à nuire.

Il n’existe aucune symétrie humaine entre la naissance et la mort. Des conditions antérieures nous déterminent, des évènements nous envoient sur des routes imprévues. L’instance humaine ne peut qu’être floue, incertaine. Présupposer une telle symétrie pour fonder un système monétaire risque de conduire à une impasse pratique. Ce constructivisme pourrait même s’avérer aussi dangereux que bien des ismes du passé si nous ne le pondérons pas avec tous les impondérables.

Construire un système sur la symétrie, c’est nuire à tous ceux qui s’écartent de cette symétrie. C’est donc restreindre leur liberté. Les libéraux sont souvent des tortionnaires bien intentionnés. Hommes blancs éduqués, ils rêvent d’un monde qui ne vaudrait que pour eux. Sans doute trop cartésiens, ils négligent la merveilleuse leçon d’Edgard Morin :

La connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude, non en l’exorcisant.

Redéfinir la liberté

Je suis trop attaché à la liberté, notamment à ma liberté, pour m’arrêter à une critique de la définition communément admise par les libéraux.

Trois constatations :

  1. La liberté n’est pas définissable de manière univoque en ce sens qu’un individu libre est libre de proposer une définition de ce qu’il entend par liberté. N’empêche il peut exister des définitions invalidées par la nature même du monde (la nuisance est imprévisible).
  2. Je me sens aujourd’hui plus libre qu’hier. J’en déduis que la liberté se gagne ou se perd.

  3. Un fanatique de lecture emprisonné peut encore se définir comme libre tant qu’il a la possibilité de lire tous les livres qu’il souhaite. À sa place, un chasseur ne songerait jamais à se définir comme libre.

La notion de liberté est donc relative, la liberté dynamique, ce qui me paraît en accord avec le second Wittgenstein. Il n’existe aucune définition absolue de la liberté, seulement des possibilités d’usage du mot liberté.

D’ailleurs, je suis beaucoup moins libre de penser Wittgenstein que quand j’avais trente ans, époque où mon cerveau manipulait les abstractions avec plus de facilité. De même, quand nous tombons malades, nos possibilités existentielles se transforment. Nous cheminons vers la liberté. Le sentier nous en approche jusqu’à ce qu’au détour d’une boucle il nous en éloigne avant de nous en approcher à nouveau.

La liberté se vit. Fonder un raisonnement à partir de ce qu’elle serait a priori me paraît aléatoire, d’autant plus quand ce raisonnement est mathématique. Au mieux, nous pouvons peut-être définir un indice de liberté. Chaque fois que nous rompons une chaîne, nous gagnons des points (passons du statut de salarié à celui de freelance) ou inversement en perdons lorsque nous nous enchaînons (souscrivons un crédit pour 20 ans).

Mais être salarié sécurise, donne sans doute de la liberté ailleurs, au point parfois de souscrire un crédit, crédit qui lui-même autorise de lancer des projets sinon inenvisageables. L’indice est donc nécessairement individuel. Il nous permet de marquer d’une croix les étapes sur notre chemin de vie.

La liberté aussi floue qu’elle soit n’en reste pas moins un concept d’usage parce que nos définitions s’entrecroisent suffisamment pour que nous nous comprenions lorsque nous l’évoquons, et plus fondamentalement quand nous la poursuivons.

Dans ce brouillard d’incertitude, nous ne naissons pas libres et égaux. Nous ne pouvons que mettre en œuvre une société donnant une chance à chacun de tendre vers cet idéal qui se double d’une responsabilisation croissante. Je ne peux plus accuser les autres de ne pas faire ce qui doit être fait. Quand on marche vers la liberté, on s’arroge des responsabilités jusque-là prérogative de l’État.

Les quatre libertés économiques en question

Une fois la liberté définie, Stéphane pose au fondement de sa TRM quatre libertés, tout aussi discutables.

Liberté 0 : L’individu est libre du choix de son système monétaire.

Bien sûr que non. Je suis né dans un système monétaire. J’utilise l’Euro. Je ne l’ai pas choisi. Si maintenant il me déplaît, je peux en conjonction avec lui décider d’adopter d’autres systèmes pour l’abandonner peu à peu. Je ne peux que choisir de transiter vers un autre système monétaire. Si celui que j’appelle de mes vœux n’existe pas, je dois d’abord œuvrer pour son avènement. Dans cette attente la liberté 0 n’est pas ouverte.

Rappel : rien ne prouve que l’avènement d’un nouveau système ne sera pas nocif. Une prise de risque s’impose. Il faudra juger au jour le jour, prendre en compte l’incertitude, en tirer des enseignements.

L’analogie avec le logiciel libre est intéressante. Né avec les logiciels privateurs, je peux choisir de transiter vers les logiciels libres. Ce choix est vite compliqué parce qu’il n’existe pas réellement de moteurs de recherche libres, ni de correcteurs orthographiques libres et convaincants. Je suis juste libre en adoptant le logiciel libre à 100 % de restreindre mes libertés numériques.

En conséquence, je me promène entre deux mondes, je prends le meilleur de chacun, je pondère, je négocie… Je vis dans une société humaine non pas dans une utopie construire sur le papier.

Remarque : le tout logiciels libres serait peut-être une impasse. Aujourd’hui, l’innovation nous vient des logiciels privateurs que des logiciels libres s’efforcent de mimer (mais rien d’étonnant puisque nous payons les développeurs avec une monnaie elle-même privative).

Liberté 1 : L’individu est libre d’utiliser les ressources.

Bien sûr que non. Nos ancêtres se sont crus capables d’utiliser sans vergogne les ressources naturelles jusqu’à ce que la finitude du monde nous saute à la figure. Cette liberté n’a été possible que par ignorance d’une nuisance à venir, ignorance qui ne peut être éliminée.

Dès que nous utilisons une ressource, un risque systémique existe, qui exige discussions, concertations, vigilances et finalement prise de risque. Quand on choisit d’utiliser une ressource, on n’engage pas que soi. L’interdépendance nous lie.

Liberté 2 : L’individu est libre de produire toute valeur.

Bien sûr que non. Je ne peux produire que ce dont je suis capable. Je ne peux choisir de produire que parmi les possibilités à ma disposition ce qui m’éloigne du « toute valeur ». Si j’étais aveugle, j’aurais du mal à dessiner une BD. Si j’ai envie de composer une symphonie, je dois me satisfaire de mon envie. Je ne peux même pas la composer dans mon esprit.

Cette liberté 2 n’est envisageable que dans un monde utopique où l’égalité friserait celle en vigueur dans une armée de clones. C’est justement parce que nous ne pouvons créer « toute valeur » que nous formons société. Il y a en l’autre ce qu’il n’y a pas en moi (j’ai montré dans L’alternative nomade que la liberté jaillissait justement de cette dichotomie).

Stéphane écrit :

Les individus vivants, ou nouveaux entrants dans l’espace de vie, comparent conceptualisation et raisonnements anciens et nouveaux, et adoptent ceux qui leur paraissent les plus conformes à leur propre compréhension, ou bien conformes à leurs objectifs, ou bien encore selon bien d’autres modalités que nous n’avons pas à juger.

Et si l’individu est incapable de « comparer conceptualisation et raisonnements anciens et nouveaux » ? Et si l’individu n’a pas de compréhension en propre ou si sa compréhension est limitée, ou biaisée par un système éducatif totalitaire ou pernicieux ? On ne peut pas écarter aussi facilement les inégalités.

Nous formons sociétés. Nous sommes en mêmes temps individu etnous. L’individu seul en haut de son perchoir de liberté est une chimère. Une illusion née dans des esprits emportés par la fièvre de la première révolution industrielle.

Liberté 3 : L’individu est libre d’échanger « dans la monnaie ».

Bien sûr que non. Si je suis seul dans le système monétaire que j’ai « choisi », je ne suis libre de rien du tout. Pas plus si nous ne sommes pas assez nombreux pour former société dans la nouvelle monnaie. En attendant cet avènement, je suis bien obligé d’échanger aussi dans une autre monnaie.

Stéphane écrit pour finir :

La non-compréhension de ce point ne relève donc que de l’ignorance des modes de raisonnement relativistes.

Je peux écrire au sujet de ce que je viens de dire sur la liberté :

La non-compréhension de ce point ne relève donc que de l’ignorance de l’indéterminisme de la nature humaine (de sa relativité).

Pour autant, la TRM est valide. C’est une passionnante, fondamentale et révolutionnaire expérience de pensée. Dans un monde idéal de liberté également distribuée où l’interdépendance ne contraindrait pas les individus, elle montre la nécessité d’un revenu de base et nous donne des pistes plus qu’intéressantes quant à sa mise en œuvre, mise en œuvre dont on peut ressentir la nécessité par bien d’autres raisonnements (équité sociale, redistribution de la création monétaire, droit à ne pas travailler…).