Les auteurs se diviseraient en deux camps, ceux du Net, ceux du papier. Entretenir cette dichotomie revient à passer à côté de notre révolution. Nombre des auteurs du Net n’écrivent pas autre chose que les auteurs du papier. Notre différence n’est pas dans le support mais dans le Send.

Il est là, logé dans les méandres de notre cerveau, toujours disponible, tentant, un peu effrayant, une espèce de drogue dure à laquelle on s’accoutume et qui exige des doses toujours accentuées.

Je peux arrêter ce texte, le propulser, ou bien le continuer encore, mais pas indéfiniment, le Send me travaille, il me tend vers les lecteurs, urgentise chacune de mes phrases par sa simple possibilité. Il m’offre de les clôturer définitivement quitte à me ridiculiser.

Un commentateur se moque d’ailleurs d’une de mes prophéties de 2008 : Mediapart mort-né. Un Send n’est pas réversible, le Net mémorise, interdit l’oubli, tant chaque chose est aspirée, archivée au-delà de toute possibilité d’effacement. Pas de repenti, ou si peu, foncer en avant vers le texte suivant.

Je ne renie rien de ce que j’écrivais au sujet de Mediapart. Son succès actuel ne fait qu’entériner la nullité numérique française (et celle des blogueurs qui vendent leur âme aux plateformes). Nous sommes les rois de l’anachronisme. La modernité nous glisse entre les doigts. Même certains adeptes de la Net littérature ne la comprennent pas. Ils critiquent François Bon, parce qu’il compile chaque année une série de billets pour en faire un livre l’année suivante. Ils auraient pu aussi m’attaquer pour La quatrième théorie. Et je recommencerai. Parce que tout se joue dans le Send.

François mitraille ses billets. Il ne retient rien. Il s’abandonne à une pente verglacée, celle qui fait de nous une nouvelle génération d’auteurs. Le Send énergise ses phrases. Il s’enferme en elle, quel qu’en soit le support ultérieur. « Mal écrit », certains disent. Non, au contraire, c’est écrit avec le feu au cul, avec cette lame au-dessus du cou, quitte à oublier des mots, à en faire l’élision systématique pour grappiller des secondes. C’est le seul style possible.

Être un auteur numérique, c’est pratiquer le Send et non pas publier en ligne comme on le ferait sur le papier. On est auteur numérique parce qu’on écrit numérique. On a intégré la présence immédiate du lecteur, la possibilité de tout lui dire, sans que personne ne s’impose entre lui et nous.

Avant, on pouvait pratiquer le Send en privé. Lâcher une lettre. Quelques auteurs à succès criaient avec modération leurs coups de gueule dans la presse, mais jamais selon leur propre agenda. Le Send nous libère de toutes les contingences sinon celles que nous nous imposons nous-mêmes. Le Send est un acte de publication immédiat.

Les auteurs n’ont jamais vécu rien de semblable. Ceux qui se moquent n’ont jamais goûté avec intensité au Send. Ils ont avec la touche Publier soit de l’aversion, soit un rapport encore trop classique. Ils tournent et retournent leur prose trop longtemps. Construire durant des mois un texte et le publier en ligne ne fait pas de nous des auteurs numériques. Publier des livres papier ne fait pas de nous des auteurs traditionnels. Le Send se joue sur le Net, puis se moque du support. Il est action writing. Le Send est propre au Net comme le slam est propre à la scène. Ils participent tous deux de la même urgence.

PS : Il existe au moins une autre façon d’être un auteur numérique : pratiquer le codex.