Depuis que je publie en ligne, pour la première fois en 1996, je ne vois plus le monde de la même façon, et en conséquence la littérature aussi. Pratiquer le Send me place sur un rythme, un jaillissement, une éjaculation constante, mais ce n’est pas pour autant que je publie tout ce que j’écris immédiatement en ligne.
Souvent, je restreins le Send, parce que quelque chose m’échappe, et parce que si je le lâche, ça m’échappera à jamais, je serai incapable de le ressaisir, le creuser, le détruire pour tout recommencer.
Quand tu publies ligne, tu sais que tu es lu, tu as le lecteur sur le porte-bagages avec toi. Tu peux pas lui imposer les millions de variations que toi, auteur, tu acceptes, et même qui te font jouir. J’ai cette espèce de pudeur, toujours cette peur de potentiellement emmerder. Et tout cela, je l’ai déjà dit, j’ai déjà tout dit, c’est aussi le piège du Web, le piège de l’écriture, de tourner autour du même pot.
Alors quand je sais que ça va tourner longtemps, quand je le pressens, je le garde pour moi… et c’est beaucoup plus difficile que tout lâcher, là, immédiatement. L’écriture Web est facile, parce qu’elle ne se regarde pas. Je l’aime pour ça, mais je sais qu’il existe un autre rythme, qui n’est pas pour autant d’un autre temps.
Tout ce que j’écris, même ce que vous ne voyez pas émerger ici, je l’écris nourri par le Web. Je suis sous psychotrope numérique à haute dose. Mon écriture invisible est peut-être plus Web que toute celle que vous voyez de moi sur les pages de mon blog.
Je viens de passer quatorze ans à écrire et réécrire mon Ératosthène. Je me suis fabriqué dans cette écriture. Je suis devenu moi. J’ai achevé douze versions, toutes très différentes. Cette fois, j’arrête, peut-être parce que celui pour qui j’écrivais et réécrivais ce texte est mort. Il aura lu les onze premières versions, pas la dernière, la plus simple, la plus minimalisme, celle qu’il aurait fini par aimer.
Quand vous le lirez, vous me direz si c’est Web ou pas Web, si c’est contemporain ou pas, si c’est classique ou merdique. Pour moi, à coup sûr, c’est numérique, au-delà même de la technologie, c’est numérique jusqu’au sang et pourtant tout se joue dans l’antiquité.
Cette écriture reprise et reprise, je n’aurais pas pu la mener en ligne. Parce que je n’avais pas envie de vos retours, mais de vos retours sur la vie, de vos retours sur tout autre chose, des choses qui indirectement revenaient dans le texte et que j’exprimais dans le blog de toute autre manière. J’ai pratiqué l’écriture Web invisible, mais je n’aurais pu le faire sans vous en montrer les sommets émergés. Je suis à jamais lié au numérique. Pas un de mes mots ne peut lui échapper.
Le temps long n’est pas synonyme de chef-d’oeuvre. Oui, Sanctuary en quatre mois. La Chartreuse de Parme en deux mois. On the road en trois semaines. Et les Simenon, souvent en une semaine. C’est pas la question. Le temps passé à produire une œuvre n’a aucune importance, mais certaines œuvres ont besoin de temps pour naître, se développer, pousser de manière organique et confuse. Et dans cette durée, certaines pensées glissent peu à peu vers la surface, certaines formes, que le temps court n’aurait pas laissé germer, en tout cas en moi.
À vouloir tout publier sur le Web, tout de suite, on se ferme des possibilités littéraires, celle de se nourrir du numérique tout en échappant à la dictature du temps réel, qui n’est qu’une forme transitoire du numérique, un effet de mode entretenu par des businessmen et que les artistes sous prétexte d’avant-garde épousent comme des larbins.
C’est pour cette raison que j’aime les ebooks, par leur capacité à encapsuler un morceau de Web-like et de l’envoyer en apesanteur dans le cyberspace. Alors inaccessible à la censure, quasi autonome énergiquement, indépendamment ou presque de la technologie… trop d’avantages politiques et esthétiques pour envoyer balader cette possibilité formelle. Celle du fichier, celle du livre en fait, celle même de la cellule biologique, de la petite graine qui fait son chemin, qui peut être clonée, dupliquée, perpétuée de génération en génération.
La plupart des sites d’aujourd’hui n’existeront plus alors que les cellules numériques qu’on appelle en cet instant ebook parsèmeront encore l’univers infini du réseau intergalactique.
Ces espèces de spores me permettent après un long travail, ou même un travail réflexif qui refuse les inputs directs de la critique, de propulser mes textes. De les rendre visibles dans l’espace où ils ont été construits dans un silence relatif.
Le Web n’est qu’un îlot du monde numérique, un petit archipel, une lune minuscule dans une structure en expansion démesurée, bientôt peuplé d’entités qui nous subjugueront. C’est être numérique qui importe. Passer de la matière aux bits. Finalement, il ne restera que l’écriture, que notre style, que notre vigueur, que des informations libérées de leur cocon de naissance. Le Web sera aussi lointain que le papier. Alors nous devons nous battre pour imaginer des cellules assez belles pour qu’elles survivent aux aléas des métamorphoses technologiques. Elles doivent s’en nourrir et s’en libérer dans le même mouvement.