La ville et l’ombre, l’ombre de ses rues, de ses murs, de ses monuments, qui me force à changer de trottoir, parfois de direction, à la recherche de la lumière douce de l’hiver. Je l’aime trop cette lumière pour vivre dans la ville, j’y suis toujours dépaysé faute de perspectives fastueuses.
Je n’éprouve pas ce sentiment à Paris ou à Londres. Peut-être parce que la lumière du Nord ne marque pas les ombres qui y sont moins radicales, moins profondes, moins tristes. Dans le Midi, l’ombre m’avale et la ville me repousse vers les montagnes ou le littoral.
Béziers m’a toujours donné l’impression d’être une ville du XIXe siècle échouée dans l’avenir, un peu comme le centre de Lisbonne. De ces endroits où même les véhicules modernes n’apportent pas leur modernité. Sorte d’impuissance devant les fers forgés des balcons, les lampadaires à gueule de lanterne et les façades théâtrales. Les squelettes des platanes n’y changent rien.
Je me suis assis sur un banc à l’extrémité nord des Allées Paul Riquet, au cul du rond point bruyant, parce le soleil le fouette de face et sans partage.
Des gens en tout sens. Une activité étonnante de matinée. Traîner dans les rues au moment où tout le monde travaille a quelque chose de l’ordre de l’initiatique. J’éprouve immédiatement la sensation du temps long et l’écriture distend encore plus la sensation temporelle, comme si les mots la détaillaient dans toutes ses nuances.
Le dessin et la recherche photographique ont le même pouvoir. Je parle des arts que je connais, que je peux pratiquer. Ils ont dans la confrontation au vivant un pouvoir magique, non pas tant pour l’œuvre à laquelle ils donnent éventuellement naissance que par le plaisir qu’ils procurent à leur auteur.
Je jouis d’écrire, c’est assez extraordinaire. Je jouis de mon interaction avec le désordre urbain de ces bus orange et rouge qui puent devant moi à intervalles réguliers.
Une sexagénaire s’est assise sur le banc à côté de moi et elle se lime les ongles. Nous investissons la ville chacun avec nos manies. Peut-être que pour elle se manucurer en extérieur est aussi excitant que pour moi écrire. De la joie de déplacer une activité hors de son lieu d’habitude.
De la joie d’avoir toujours quelque chose à dire. Je devrais tenter cette expérience d’épuiser les lieux jour après jour jusqu’à mon propre épuisement, jusqu’à ce qu’une nouvelle routine s’installe et que me réfugier dans mon bureau m’apparaisse à nouveau extraordinaire.
Je suis de ces auteurs pour qui l’écriture est une expérience, une façon de vivre. Il ne s’agit pas de divertir, de raconter quelque chose, mais de vivre à travers l’écoulement des mots. Le lecteur n’est alors pas obligatoire, sinon comme une source de motivation pour entreprendre une autre expérience. Le lecteur, c’est la drogue, la volonté, la possibilité, sans quoi le jeu perdrait vite de l’intérêt. Le lecteur est un partenaire de jeu, un complice, un amant.
Je dois me forcer à quitter le banc. Je vais jusqu’à la cathédrale et me plante devant la table d’orientation. J’aime les noms sur la carte. Saint Martin du Froid. Signal de Maudet. Col de Fonfroide. Bois de Sause. Escalier des neuf écluses de Fonceranes. Je les lis, regarde dans leur direction avec envie. Et me jure d’aller les écrire pour les vivre. Infinies possibilités narratives dans l’espace d’un département. Il suffit de l’envie, de la nécessité intérieure nourrie par l’attente du lecteur.
Mon ami Antoine est mort. Il aurait vécu plus longtemps s’il avait eu plus de lecteurs. J’en suis sûr. À un moment donné, nous avons besoin de l’énergie du dehors. Sans elle, nous renonçons. Il est d’ailleurs connu que les artistes à succès vivent plus vieux que les autres. En moyenne, bien sûr. Un Nobel, ça vaut quelques années de sursis. Nous sommes de bien étranges créatures. Oublieux que tout s’arrête. La curiosité s’éteint. Et si elle ne le fait pas d’elle-même, un grand coup sur la tête lui impose le silence. Alors, jouir, ne rien projeter. Pas question de prendre, d’emmagasiner, il ne reste qu’à savourer, immédiatement. Penser à cette absurdité provoque en moi le même trouble que penser à l’infini. Ce concept doit être absurde.