Wikipédia est devenue la référence, le lieu de la vérité, qu’on pointe pour gagner une bataille rhétorique, en se gardant souvent de dire qu’on a soi-même édité l’entrée invoquée.
Quand j’étais jeune rédacteur-en-chef, j’utilisais cette tactique en réunion de direction. J’avançais des chiffres issus d’études inventées dans l’instant pour faire avancer mes idées. C’était très efficace, la plupart des gens étant trop fainéants pour démontrer ma fraude et trop effrayés pour s’attaquer au bouledogue pedigree Crouzet.
Dans Wikipedia, page dédiée aux biens communs informationnels, on peut lire :
Dans l’hypothèse de légalisation du partage non marchand, donc de mise à disposition gratuite, autorisée en pair-à-pair, de biens communs informationnels même sous protection de Droit d’Auteur, il serait impossible, par la simple concurrence, de tirer un revenu de la vente directe de ces biens. C’est pourquoi cette légalisation impliquerait la gratuité de tous les biens communs informationnels.
Voilà une belle contre-vérité jetée à la face des commonistes, sans lien vers la moindre démonstration. Un exemple suffit, il me semble, à la démonter, celui de Cory Doctorow, dont les livres ont toujours été disponibles gratuitement et qui réussit malgré tout à les vendre plutôt bien en librairie. Nous avons des exemples semblables dans tous les domaines culturels. Souvenez-vous de In Rainbows de Radiohead, sorti en téléchargement libre avec appel aux dons.
À cela, les anticommonistes répondent qu’il ne s’agit que de cas particuliers. Je leur réponds qu’une réfutation par contre exemples est tout à fait valide en mathématique, surtout quand les contres exemples sont innombrables.
Mais venons-en à l’argument d’économiste. La concurrence entre une offre gratuite et une offre payante impliquerait la victoire irrémédiable de l’offre gratuite.
Présupposé 1. C’est toujours l’offre la moins chère qui l’emporte. Erreur. Apple nous a démontré le contraire. Et toutes les marques de voitures allemandes.
Nous nous trouverions toutefois dans un cas de figure différent avec les biens immatériels.
Présupposé 2. L’offre gratuite et l’offre payantes sont alors identiques. Erreur. L’identité n’est qu’une illusion, puisque dans un cas le créateur ne touche aucun revenu, dans le second oui. Les deux offres diffèrent. Quand je paye, je noue un partenariat avec le créateur pour l’encourager à travailler à de nouvelles œuvres. Payer un bien culturel que je pourrais obtenir gratuitement est une forme de crowdfunding.
Présupposé 3. L’offre gratuite implique une concurrence déloyale. Erreur. Il manque à cette offre le lien avec le créateur, mais aussi une interface confortable avec l’œuvre. Si vous voulez acheter un de mes ebooks, vous pouvez le faire directement depuis votre téléphone, tablette ou liseuse, et commencer aussitôt la lecture. Si vous ne voulez pas le payer, vous devez le télécharger depuis mon blog, voire le pirater, puis le copier dans Calibre, puis le synchroniser avec vos divers appareils. Ce n’est pas la mer à boire, ça se simplifie chaque jour d’avantage, mais toujours avec un temps de retard par rapport à l’offre payante dotée d’une meilleure usability (développée grâce aux revenus).
De même, nous pourrions fabriquer pour presque rien nos produits ménagers, mais nous préférons souvent les acheter pour nous simplifier la vie. Plutôt que de préparer un repas pour presque rien, on va au restaurant. Le gratuit et le payant coexistent depuis toujours, dans tous les domaines où il existe un code (recette, formulation, texte…). Les programmes informatiques se sont logiquement joints à cette collection, à laquelle la numérisation a ajouté d’autres biens.
La plupart des restaurants réussissent, non parce qu’on y mange mieux, mais parce qu’ils nous vendent un service. Cory Doctorow gagne de l’argent avec ses livres parce que ses éditeurs simplifient notre vie de lecteur tout en nous faisant comprendre que nous participons à l’œuvre. Les œuvres gratuites et payantes peuvent coexister dans un contexte économique fructueux, à condition que l’offre payante s’accompagne d’un service.
L’économie a même en toute probabilité commencé par mixer le non-marchand et le marchand. Tout le monde savait faire son pain, puis un jour quelqu’un a proposé de le faire pour tous. Il s’est spécialisé, d’autres se sont spécialisés dans d’autres tâches. La recette était gratuite et malgré tout elle rapportait de l’argent à certains petits malins. Aujourd’hui, les recettes des livres, des films, des musiques… deviennent gratuites. Et certains petits malins réussiront à gagner de l’argent avec.
Pénaliser l’échange non-marchands des recettes, c’est détruire le fondement même de notre culture. C’est déclarer la guerre à la curiosité. C’est entraver l’innovation. C’est tuer Internet.