Nous pouvons commettre bien des erreurs au cours de note vie. Certaines fatales, certaines qui nous coûtent longtemps, certaines que nous répétons souvent faute de nous remettre en question, parmi ces dernières, le déni d’intelligence.
Cette fâcheuse habitude est paradoxalement commune à toutes les catégories d’intelligence. Elle consiste, quand on n’est pas d’accord avec quelqu’un ou quand on ne comprend rien à ce qu’il nous dit, de le déclarer stupide, confus, embrouillé, plongé dans un marasme insondable.
Je me suis pris de passion pour Ératosthène parce que ses contemporains ont réussi à ridiculiser sa pensée. Conséquence dramatique de la bêtise de ceux qui se croyaient intelligent : sa géographie a été oubliée durant près de 2000 ans, sa philosophie presque jusqu’à nous.
Je sais que la confiance en soi, la facilité avec laquelle on peut défendre ses thèses, l’excès de force et de conviction peuvent laisser croire qu’on dénie à ses interlocuteurs jusqu’à leur intelligence. Ce serait commettre une autre erreur. On peut ne pas aimer quelqu’un, mais son arrogance perçue ou supposée ne signifie pas qu’il nous méprise tant qu’il discute avec nous, avançant des hypothèses et tentant de réfuter les nôtres. C’est juste un guerrier sur le terrain des idées.
Avant d’accuser quelqu’un d’avoir l’esprit troublé, de rejeter en bloc sa pensée, sans prendre la peine de suivre les pistes qu’il indique, ça vaut peut-être la peine de se pencher sur son parcours, l’évolution de ses idées, regarder qui sont ses amis. Parce que si non seulement on le qualifie lui de stupide, mais aussi tous ses proches, les uns les autres défendant souvent des thèses plutôt élaborées, on devrait commencer à douter de soi.
On peut certes juger l’effort d’entrer dans une pensée éprouvant et fatiguant, on peut refuser cet engagement, mais alors pourquoi pas l’admettre tout simplement, pourquoi en rejeter la faute sur l’autre.
J’ai eu cette tentation dans ma jeunesse à l’égard des philosophes en général. Je maîtrisais les mathématiques et la physique, j’étais un spécialiste des semi-conducteurs, avec une passion pour les effets quantiques, mais je ne comprenais rien aux délires philosophiques, même les mots me paraissaient écrits dans une langue étrangère.
Et puis, un jour, j’ai vécu une expérience philosophique assez puissante pour chercher à comprendre ce qui m’était arrivé. J’ai lu Schopenhauer, Platon, Kant, Popper, d’autres anciens, des modernes, je me suis intéressé à l’épistémologie, j’ai rencontré des philosophes vivants et, miracle, j’ai réussi à m’entretenir avec eux, même à devenir ami avec certains d’entre eux.
Depuis, j’ai pris l’habitude de ne mépriser l’intelligence de personne. Je peux sembler méprisant pour ces personnes, mais jamais je ne leur rétorquerai qu’ils sont trop cons pour me comprendre ou que leur connerie congénitale les empêche de produire des arguments sensés.
Tout cela serait sans grande importance si à l’échelle historique cette tentation du déni d’intelligence ne faisait pas perdre un temps immense à l’humanité, un temps pour moi, mortel, dramatiquement précieux.
Exemple. Quand un scientifique et un ingénieur, professeur de math, s’aventure dans la réflexion économique et propose une thèse qui sape les fondements orthodoxes de cette science, on peut pas d’un revers de la main le renvoyer dans les cordes en le traitant d’obscur et de confus, et surtout en niant simplement ses arguments parce qu’ils ne s’imposent pas encore à tous.
Ce qui est admis ne pose de problème à personne. Tout cela est clair pour celui qui le réfute. Une immense clarté est même la condition nécessaire à la réfutation. C’est après avoir compris ce qui ne marche pas qu’il propose de changer de paradigme.
L’économie est pour le moins suffisamment dans la tourmente aujourd’hui pour qu’on ose interroger les vues dissidentes. Un Dan Ariely a démontré que les postulats économiques admis sont fallacieux, que l’édifice entier repose sur du vent… et c’est sur ce même édifice qui s’écroule que des organismes comme la Banque Mondiale construisent leurs études et nous décrivent le monde.
Qui est fou ? Celui qui s’en tient au dogme, ou celui qui a très bien compris le dogme et tente de le réfuter. En 1905, tous les physiciens ont compris Newton et ils ont bien du mal à avaler Einstein, surtout en 1915 quand il propose la relativité générale.
La voix officielle est toujours portée par la majorité, mais pourquoi croire que ceux qui la contestent sont fous, et puis fous ils le sont, certes, mais d’une folie qui ne les prive pas d’intelligence, d’une folie qui va inévitablement les mettre en porte-à-faux avec leurs semblables, une folie sociale, une folie qui ne peut que les mener à leur perte.
Alors chaque fois que la tentation du déni d’intelligence nous effleure, nous devrions nous demander si l’autre n’est pas au moins aussi intelligent que nous, voire plus intelligent. Si sa pensée nous dérange au point d’avoir envie de l’insulter, c’est peut-être qu’elle s’est glissée au fond de nous par une porte dont nous ignorons tout. Sinon pourquoi cette colère. Pourquoi en vouloir à un fou ? Pourquoi lui renvoyer sa folie à la figure ? Ce n’est pas des choses qui se font. On ne montre pas du doigt l’infirme.
Internet facilite cette impolitesse en même temps que le déni d’intelligence. Il l’étale sur la place publique, rameute des hordes de chacals peu empressés de se mettre au travail sur eux-mêmes et qui se confortent dans les thèses communes, thèses pourtant vouées inévitablement à la réfutation. Toute pensée est incomplète et, à un certain point, défaillante. Alors voir des gens nous énoncer qu’ils ont trouvé des failles devrait nous réjouir plutôt que nous faire paniquer. Même s’ils se trompent, ils participent au renouvellement de la pensée.
D’ailleurs quels sont les postulats ? Nous connaissons ceux d’Euclide au fondement de la géométrie euclidienne. Nous devrions toujours connaître les postulats qui sous-tendent un système jusqu’à reconnaître qu’il peuvent être remis en question. Espace et temps indépendants pour Newton, espace et temps interdépendant pour Einstein. Terre au centre du monde pour les chrétiens, soleil au centre du monde pour Copernic, monde décentré pour nous…
Avant de penser de quelqu’un qu’il n’est pas intelligent, on devrait discuter de ses postulats et les comparer aux postulats officiels, souvent imposés à coup de propagande hors des sciences dures. Postulat démocratique : nous avons besoin de représentants qui vont décider pour nous et nous choisissons ces représentants au scrutin majoritaire.
Deux postulats que, par exemple, je conteste tout en restant démocrate. Mais pourquoi je les conteste ? Parce que je conteste un postulat plus profond. Celui de Descartes : le monde est simple, c’est-à-dire que les problèmes peuvent être décomposés en problèmes plus simples… jusqu’au moment où quelqu’un peut prendre une décision rationnelle.
Il est souvent inutile de discuter en amont avec quelqu’un si on n’a pas identifié ses postulats conscients ou inconscients, et l’arsenal philosophique dans lequel il les enrobe. J’ai passé beaucoup de temps à démêler tout cela pour moi-même, cherchant dans chaque époque quels étaient les postulats, quels étaient les nôtres, qu’est-ce qu’ils avaient d’arbitraire, voire de nocif. Et voir débouler des gens sûrs de leur fait, sûrs de leurs postulats qu’ils n’ont pas questionnés, m’attriste toujours.
Il n’est pas question de vérité (l’existence de la vérité étant le postulat des essentialistes). Il est question de questionner. Pas de dire que l’autre n’a pas compris, mais d’un temps endosser sa vision et de voir où elle mène. C’est l’attitude philosophique élémentaire. Avant de rejeter une pensée, tenter de la mettre en œuvre. Ne pas voir toute pensée dérangeante, différente, comme fausse a priori. Non pas crier à l’incohérence dès qu’il nous manque des éléments. Le mépris est le début du racisme, sa nourriture première, le fiel de toutes les discordes.