J’ai lu Kundera avec passion durant ma vingtaine, ses romans, ses essais sur le roman, il a tant influencé notre génération que, si aujourd’hui on n’écrit pas comme Kundera, on écrit mal. J’en suis venu à me méfier de Kundera à cause de son aura trop grande, presque magique, et puis il s’est opposé à la numérisation de ses textes, avec une sorte de dédain hautain. Sa légèreté m’est apparue feinte, une posture pour cacher un grand vide.

Je déballe mon sac aujourd’hui parce qu’avec mes éditrices nous allons commencer à travailler sur Ératosthène et que je veux les mettre en garde. J’ai pensé mon livre à l’opposé de l’insoutenable légèreté. C’est un livre lourd, pesant, difficile, qui ne plaira qu’à peu de gens, et je n’ai aucune envie de l’adoucir pour que, dans l’espoir de séduire un plus grand nombre, il ne plaise plus à personne.

Je me moque du succès de ce livre. C’est mon histoire, le récit de mon changement de vie, de ma révolution intime. Ce n’est pas une balade sur les ailes du temps présent entre restaurants et amourettes passagères.

C’est l’histoire d’un philosophe, ne me dites pas que c’est trop philosophique.

C’est l’histoire d’un génie incompris, ne me dites pas qu’il pense des trucs pas immédiatement compréhensibles.

C’est l’histoire de la fabrique d’une idée, ne me dites pas que c’est trop intello.

C’est l’histoire de la fin la Grèce, ne me dites pas que ça ne vous parle pas, notre civilisation aussi risque de prendre fin.

C’est l’histoire d’un homme pas comme les autres, ne me dites pas que vous n’arrivez pas à vous projeter en lui (si vous réussissiez, ce serait très inquiétant).

C’est l’histoire d’un mathématicien, ne me dites pas qu’il y a trop de chiffres.

C’est l’histoire qui m’a permis de comprendre aujourd’hui, ne me dites pas que ça parle d’hier.

C’est l’histoire d’un espoir, ne me dites pas que ça manque d’incarnation.

C’est l’histoire d’une autre idée du monde, ne me dites pas que vous n’êtes pas d’accord.

C’est l’histoire d’une lente initiation, ne me dites pas que c’est lent et que ça vous tombe des mains.

C’est l’histoire la plus véridique possible d’un homme dont on ne sait presque rien, ne me dites pas que ce n’est pas assez romanesque.

C’est l’histoire d’une époque qui meurt et d’une autre qui pourrait naître, ne me dites pas que ça ne vous divertit pas.

C’est l’histoire d’une pensée pour se penser soi-même, ne me dites pas que ça manque d’action.

C’est l’histoire des moments charnières d’une vie, ne me dites pas que c’est décousu.

C’est l’histoire de l’inventeur de la géographie, ne me dites pas que vous êtes perdus.

C’est l’histoire de mon ami, ne me dites pas que je ne le connais pas.

Alors pourquoi avoir choisi la forme romanesque ? Je n’ai rien choisi du tout. On appelle un livre roman quand on ne trouve aucune autre catégorie où le caser. On peut même dire que c’est un roman qui se donne des airs de roman historique.

Une magnifique phrase d’Umberto Eco, découverte par Isa dans Lector in Fabula, résume mon intention :

Le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc.

Cette image résume mon roman historique de SF
Cette image résume mon roman historique de SF