C’est en terminant la lecture de Mountains Beyond Mountains, le récit par Tracy Kidder de la vie de Paul Farmer, médecin qui se voue aux pauvres, que je viens de comprendre mon trouble quant aux plateformes de crowdfunding, mal exprimé dans mon précédent papier et les conversations qui ont suivi.

Quand on aide les pauvres, exige-t-on de recevoir un pourcentage de l’aide financière qu’on leur apporte ? Il me semble que non, et c’est certainement pas ce que fait Paul Farmer. Il a créé une fondation qui a fini par avoir des frais de structure, mais tirés au plus bas. Le but d’un telle organisation est clairement de servir les plus déshérités, pas son propre enrichissement.

Farmer se révolte systématiquement contre les employés des ONG qui demandent de meilleurs salaires, qui veulent mener des vies de bureaucrates comme les autres. Je suis moi-même révolté, surtout depuis que je me suis lancé dans Le Geste qui Sauve. J’ai beaucoup entendu la rengaine, « Il faut bien qu’on vive. » Bien sûr, mais entre vivre comme des pachas et vivre, il y a une nuance que beaucoup d’entrepreneurs du crowdfunding s’empressent de franchir (tout au moins dans leur espoir de culbute et de revente de leur service). Nous sommes très loin de l’économie de paix sous son couvert le plus criard.

Si une fondation aide à financer des projets par crowdfunding, je l’applaudis immédiatement. On ne serait pas loin de la Grameen Bank de Muhammad Yunus. Le financement allant jusqu’à l’accompagnement de projets. On ne finance pas à tout prix, dans le but que le pourcentage nous enrichisse. On le fait en fonction de ses forces, guidé par un profond sens éthique. Si un jour je me lance dans un projet en crowdfunding ouvert au public (Le Geste qui Sauve a été crowdfundé par des entreprises), je choisirai une méthode à 0 %, quitte à développer un plug-in WordPress (ou à brancher un plug-in comme Traceparent sur un système de paiement éthique).

Les plateformes de crowdfunding fonctionnent très différemment. Elles se rémunèrent au pourcentage de l’argent récolté par les projets. Plus de projets, mieux c’est, peu importe les projets. Le pourcentage signe l’entrée en jeu du business. On met du business partout. On s’éloigne de l’idée originelle de l’entraide. On encadre cette entraide, on la ponctionne, on lui donne une coloration professionnelle et rationnelle, et c’est tout cela, au fond, qui me dérange. Pas l’idée de l’enrichissement, mais le mélange des genres, des discours, les ambiguïtés criardes, servir la communauté, mais par être un bon samaritain, comme s’il pouvait exister un engagement à moindres frais.

J’exprime avant tout mon malaise, moi aussi à la frontière de la rationalité. Énervé par le désir de fortune qui se glisse là où les gens sont censés se serrer les coudes. Tout devient business, même l’humanitaire. Ça me dégoûte. Je préfère l’entrepreneur brut de décoffrage, celui qui annonce clairement la couleur à celui qui prétend notre bien.

En tant qu’auteur, je choisis toujours d’être rémunéré au pourcentage des ventes, avec l’idée que je peux rien gagner ou beaucoup. Créer, c’est aussi une sorte de jeu commercial. Mais dans ce jeu, l’éditeur est aussi au pourcentage. Nous sommes partenaires dans le risque.

Quand on investit traditionnellement, on entend gagner un pourcentage des gains proportionnel à son investissement. C’est le cas pour les donateurs dans le crowdfunding, mais la plateforme, elle, ne partage pas ce risque, elle se paye sur ce qui a été donné indépendamment de l’échec ou de la réussite financière d’un projet. Elle ne partage plus les risques, elle casse les anciennes alliances, se moque de si ça marche ou non. Une coupure éthique se crée. Une sorte d’aveuglement de l’organisme de financement. La plateforme de crowdfunding n’est plus qu’une banque, avec un look modernisé.

Le crowdfunding ne serait-il pas en train de devenir du greenwashing financier ? En donnant les moyens à tous les projets d’être financés, on réussit à ponctionner de l’argent endormi, on ratisse plus large. Est-ce une bonne chose pour les créateurs ? Je n’en suis même pas sûr.