Je joue avec le titre de l’article de Will Self dans The Gardian, pour rebondir, m’interroger, aller dans une autre direction.
L’analyse de Will Self est à la fois commerciale — il ne subsiste plus que des méga best-sellers, plus rien entre eux et les bas-fonds de la littérature, phénomène évident dès qu’on analyse les courbes de ventes — et technique — si tu as un lien dans un texte, tu cliques, ce qui implique que des textes sans liens seraient condamnés à ne pas être lus (sinon par des lecteurs arriérés). Voilà ce que je retiens une semaine après ma lecture de l’article.
Conséquence, un auteur pour avoir une chance d’être lu doit produire du blockbuster, c’est-à-dire une littérature normalisée, peu innovante, à destination d’un lectorat qui ne lit rien d’autre que des blockbusters. Cette course à l’hyper-succès abâtardit la littérature et s’apparente à une partie de poker avec très peu d’heureux élus. Dans ces conditions, il est difficile de réinventer le roman. 1/ Parce qu’on écrit pour être lu et que savoir qu’on ne le sera pas ou pratiquement pas n’est guère encourageant. 2/ Parce que si les innovations restent underground, elles ont bien du mal à se rencontrer, à faire école, à entrer en résonnance pour bâtir les formes de demain. Sans lecteur, pas de roman, surtout pas de nouveau nouveau roman.
Cette logique n’est toutefois pas inébranlable. Comme je l’ai écrit à Neil Jomunsi, Flaubert disait déjà la même chose que Will Self en voyant les infamies qui se vendaient à son époque, toutes oubliées depuis.
On pourrait sommairement diviser la littérature en deux catégories. L’une s’intéresse à l’air du temps et le traduit dans le langage commun. Elle doit être réécrite à chaque génération, presque à chaque décennie, pour redire encore et encore ce qui a déjà été dit, en intégrant les innovations sociales, morales et techniques. La seconde littérature pioche dans le tréfonds d’une époque pour la regarder en propre avec un style qui lui serait consubstantiel. Cette littérature du dire pour la première fois est faite pour affronter le temps.
Le roman a depuis deux siècles au moins été une forme propice à cette seconde littérature. Pour la suite, tout dépendra de ce qu’on appellera roman. J’aime affirmer que quand on ne sait pas dans quelle catégorie classer un texte, c’est un roman. C’est une forme ouverte. Et d’une certaine façon, nos blogs sont les romans de nos vies. Nous nous y mettons en scène, racontons nos pensées, nos voyages, nos illusions. Nous sommes les héros de nos propres fictions et nous n’avons peut-être pas besoin de les affabuler plus que ça, elles seraient déjà folles pour nos prédécesseurs et nos successeurs les regarderont avec nostalgie. Nous vivons, je crois, un âge d’or du roman, simplement on le cherche pas au bon endroit. C’est sur le Web, ici même qu’il se joue et pas dans les rayonnages normalisés des librairies. Vous êtes en train de lire le roman de Crouzet, un mec un peu tordu qui se prend pour un écrivain et qui vous parle de l’écriture et de ce qui le traverse.
Cet homme-là, ce personnage si vous voulez, écrit aussi des livres formatés à l’ancienne, parce qu’il est lui-même nostalgique d’une autre époque, aussi parce qu’il sent que certaines choses ont besoin d’être étalées en longueur, parce qu’il ne peut les publier au fil de l’écriture, qu’il doit se repentir durant de longs mois, même des années. Ces textes ne sont pas pour autant étrangers à la forme romanesque de son temps. Ils appartiennent au même atelier. Et ils ne comportent pas de lien qu’en première approximation. Déjà parce que des liens pointent d’ici vers eux (trackback), puis parce que ces textes résultent d’une écriture profondément hypertextuelle.
Marc-Williams Debono évoque l’écriture au temps du numérique. Comment elle transforme notre cerveau. Comment nous ne pouvons plus écrire comme avant. Les deux formes de littératures ne ressemblent sans doute à rien de connu, même celle des blockbusters.
Mon Ératosthène est une véritable cathédrale de liens invisibles. Tout y est hyper-connecté, au point que j’ai peur que la lecture ne soit très pénible, surtout très lente, car elle exigera une jonglerie mentale, celle d’un cerveau en interaction avec la totalité du monde. Peut-être je m’illusionne, fabule cette complexité, mais je reste persuadé que le Net nous a plongés dans cette dimension transversale, étrangère à l’ordre ancien, à la linéarité narrative originelle et, en même temps, très loin des expérimentations formelles du XXe siècle. Nous n’avons pas cassé le roman, nous l’avons fait exploser, nous l’avons arraché à l’objet fermé du livre, nous l’avons dérobé à l’attention des critiques arriérés, au système marchand, aux anciens critères de jugement.
Les moins littéraires des auteurs d’aujourd’hui sont peut-être ceux qui veulent sur le Web faire de la littérature comme hier. Publier dans cet espace du dire des histoires qui auraient tenu sur le papier. J’ai une sorte de flair pour les lever, je devine entre leurs lignes la pourriture de celui qui veut être ce qui ne peut plus être. Je leur préfère le désordre chaotique, au sens physique, l’informel apparent de l’océan démonté par la tempête des désirs et des pistes divergentes ouvertes au grès des interactions.
Le blog romanesque serait celui de la vie de son auteur, celui qui en laisse deviner l’âme, les passions et les désordres. Une hypothèse de plus. Aussi un sentiment profond chez moi, une sorte de flair à force d’avoir traqué tout ce qui était moderne, et pour tenter d’en être, avant de comprendre que pour être moderne, il suffit d’être soi et de vivre son temps, avec ses outils. Le roman, c’est la vie, et quand nos vies sont romanesques, pas besoin d’aller le chercher loin. Nous sommes libres d’incarner nos propres personnages.