Olivier Ertzscheid attire notre attention vers la fin programmée des liens hypertextes au profit les statuts sociaux, de Google et de tous les opérateurs centralisés, les silos du Net. Un signe : la prochaine version de Chrome risque de ne plus avoir de barre d’adresses. On ne fera plus que du search (ce que font déjà la plupart des utilisateurs).
J’évoque cette transition depuis 2007, parce que j’en ai été la victime, quand Google s’est attaqué à tous les annuaires de liens et quand, dès cette époque, les liens entre nos sites ont commencé à perdre du poids dans les algorithmes de référencement, et ont même commencé à nous pénaliser, d’où la disparition de la liste des sites amis sur nos blogs (nous étions en train de concurrencer Google qui décida de punir cette pratique).
Dès lors, il était évident que Google n’avait plus intérêt à ce que nous nous liions les uns aux autres, lui seul devait pointer vers nous. Nous arrivons à la fin de ce processus. Quelques acteurs du Web en sont devenus les arroseurs privilégiés selon une logique broadcast. Les autres leur sont subordonnés. Ce retour de la centralisation est politiquement et économiquement une régression, mais la disparition des adresses est-elle catastrophique ?
L’adressage par URL est une des grandes innovations du Web. Une des clés de sa décentralisation. Pas besoin d’enregistrer l’URL dans une base de données. Il suffit de créer la page et c’est tout. De pointer vers elle.
La disparition des barres d’adresses dans les navigateurs implique en première analyse une perte de liberté pour les utilisateurs et aussi pour les créateurs de sites. Pour envoyer vers un contenu ami, je risque bientôt de devoir saisir une requête vers l’API Google qui automatiquement me retournera le contenu demandé (avec le risque de l’altérer ou d’effectuer une substitution malencontreuse).
Ce serait terrible, si nous en restions à une version du Web passéiste. Si on y regarde de plus près, les liens hypertextes ne nécessitent aucune base de données centrale, mais ils impliquent une localisation quasi immuable des informations. Et c’est une grande faiblesse, mise à profit par les silos pour leur seul bénéfice.
Pensez au livre. Il n’a jamais eu d’adresse physique, mais plutôt une carte d’identité : un titre, un auteur, un éditeur, un ISBN… Un livre est une sorte d’individu libre de se déplacer. Par ailleurs, il a le pouvoir d’être à plusieurs endroits en même temps. Une fois un livre lâché dans la nature, personne ne peut le rattraper. C’est un média bien plus subversif qu’un site Web.
Nous devons donc inventer un après-Web composé d’objets autonomes, sans adresse, présents simultanément en un grand nombre de points de l’espace informationnel, repérables par leur identité. Ces contenus seront des espèces de virus, capables de se dupliquer, de s’archiver, de se mouvoir, de se mettre à jour, aussi de se cacher si nécessaire pour échapper aux robots qui auraient pour mission de les éradiquer.
Les ebooks, sortent des sites flottants, préfigurent ces objets du futur. Il leur manque aujourd’hui la possibilité de se lier à d’autres et de se mettre à jour à distance, mais ils ont déjà certaines des propriétés indispensables à leur survie.
Quand ils seront devenus abondants, nous pointerons vers des patterns, des traces, des codes, des tags… Il n’existera plus un adressage, mais une multitude de dimensions susceptibles de véhiculer les liens.
Reste à savoir comment les entités autonomes communiqueront les unes avec les autres. Elles contiendront des informations et du code. Elles devront être vivantes, actives. Chacune de ces bêtes devra émettre sa localisation, envoyer des signaux, en recevoir, en stocker. Il faut dépasser la métaphore de la page pour entrer dans celle de l’organisme, avec une capacité d’évolution.
Alors une espèce de champs énergétique balayera l’espace numérique. Un flux permanent. Peut-être à l’aide de protocoles de type multicast. Cette vision nous éloigne du Web, mais le Web est condamné, maintenant qu’il est redevenu un territoire monopolistique.
La fin des liens nous pousse à réinventer le Web. À tout remettre à zéro. Nous devons disposer d’une méthode pour trouver n’importe quelle information sans passer par un silo, cela implique que les informations soient autonomes et se parlent, indépendamment des machines où elles installeront leur code.
Si je suis capable de rêver de cette évolution, c’est qu’elle est déjà en germe quelque part. Sa nécessité est désormais trop grande pour qu’elle n’advienne pas très vite, d’autant que les silos tentent de découper le Web originel en mondes hétérogènes. Nous devons les subvertir par des entités transversales. Des anguilles virtuelles qui n’ont besoin que d’un peu de mémoire et de puissance de calcul.
Nous n’avons en priorité ni besoin d’open data ni de big data, mais de living data.
PS : En 2009, quand j’ai écrit Vers un web sans site web, je n’avais pas encore une vision claire de comment nous aboutirions à ce résultat.