C’est ce que je devrais faire quand je n’ai rien de particulier à dire, comme aujourd’hui. Mais écrire devient avec les années un réflexe, une gymnastique cérébrale qu’il faut entretenir. De là au partage il n’y a qu’un pas puisque c’est si simple. Vous êtes là, autant que je déverse sur vous le grand n’importe quoi de mon moment de vide.

C’est assez pitoyable. Si j’écrivais poussé par une nécessité profonde, peut-être que le partage s’imposerait. Quoique cette nécessité n’est probablement pas la vôtre et que vous n’en avez rien à faire. On ne devrait peut-être publier que pour divertir. Se limiter aux histoires. Les idées me fatiguent de plus en plus. Toutes ces grandes théories ne résonnent que dans des cerveaux particulièrement caverneux.

Les mots s’échappent tout de même, grains de sable d’une immense horloge. Insatiables parce que leur combinatoire est infinie. Alors ils éliminent à travers nous des configurations qui n’auront plus à se reproduire. Les voitures nous utiliseraient pour envahir le monde. Les mots les ont devancées. Ils règnent sur la planète, avec les images et les sons.

Me croire auteur, c’est ridicule. Je ne suis qu’un vecteur d’un grand dégueulis intérieur. C’est comme si dans un élevage de poulets un gigantesque entonnoir se dévidait au-dessus des becs tendus. Nous ingurgitons et dégurgitons aussitôt.

Parler alors de littérature me fait bien rire. Tout cela n’est qu’une façon de survivre sous prétextes fallacieux. J’aime de plus en plus ce mot en particulier. « Qui cherche à tromper, à nuire ; perfide. » Quand on commence à parler de littérature, c’est par une incapacité d’en produire. Le selfie littéraire est à la mode depuis longtemps.

Sur les salons pour écrivains papier, qui ignorent tout du Web littéraire, je rencontre des auteurs qui le plus souvent n’ont que l’envie de raconter des histoires, sans grand souci réflexif, et j’avoue qu’ils me font du bien, et aussi les lecteurs qui viennent à leur rencontre, ils me rappellent l’adolescent que j’étais, avant d’enclencher la grande boucle réflexive.

Alors je lisais pour m’évader, j’entrais dans les livres comme dans un bain, j’en sortais avec les yeux brillants. Depuis longtemps, je ne peux plus m’empêcher de voir la partition. Je devine quand une phrase a été retravaillée, un mot remplacé, un effort commis au nom de la littérature. Elle dégouline de partout, dans la volonté de ne pas paraître. Que j’aimerais aimer Marc Lévy, écrire du Marc Lévy, pas pour la gloire ou la fortune, juste pour débrancher la boucle réflexive.

Trop tard pour me faire greffer un autre cerveau. On doit pouvoir classer les auteurs par leur profondeur de coup, un peu comme les joueurs d’échecs qui peuvent projeter mentalement plus ou moins loin une partie. Le succès ne semble sourire qu’à ceux se contentent de répondre au tac au tac à leur adversaire. Ceux qui lui prêtent des intentions et des stratégies deviennent très vite ennuyeux, sauf pour les lecteurs aussi tortueux qu’eux. Et si les œuvres de ces derniers survivent mieux au temps que celles des premiers c’est à cause de leur complexité, du foisonnement des liens ouverts, avec la possibilité à chaque époque d’établir de nouvelles connexions.

Je n’avais rien à dire, je voulais écrire sur cet état, mais taire les mots est impossible. Je ne peux écrire sur le fait de ne pas écrire. J’imagine une horreur proche, quand nous serons tous connectés mentalement, quelle avalanche monstrueuse produirons-nous, tous avec la conviction de penser des choses extraordinaires et qui mériteront d’être entendues impérativement.

Sophie Calle a filmé No sex last night, je suis incapable d’écrire No writing today.