La légalisation des échanges non-marchands est-elle constitutionnelle ?

Le 28 juin, à l’occasion de Pas Sage En Seine, je débats avec Éric Walter et Lionel Maurel au sujet du partage non-marchand. Une occasion de clarifier ma position (qui au final n’est pas très claire).

Préambule

Échanges marchands et non-marchands ne sont pas incompatibles. En tant qu’auteur, j’ai la possibilité de libérer mes œuvres comme je l’ai fait avec Le Geste qui sauve et de les vendre en même temps. Est-ce que ce livre aurait été traduit en dix langues en quelques mois si je ne l’avais pas libéré ? Bien sûr que non. Nous aurions perdu du temps à négocier des contrats. Jamais des bénévoles ne se seraient lancés dans le chinois, le farsi ou l’ourdou.

Maintenant, faut revenir à la réalité des chiffres. Le Geste qui sauve est un livre humanitaire. Chaque exemplaire acheté entraîne un don à une fondation pour la sécurité des patients. Au bout d’un mois, 15 % des téléchargements ont été convertis en achat. Si du côté de l’anglais ce taux frôle les 50 %, il chute à un 3 % catastrophique pour le français (Alexis Kauffmann de Framabook me dit que chez eux le taux est de 1 %).

En France, les gens n’ont pas le réflexe de payer ce qu’ils récupèrent gratuitement (ou autre hypothèse, assez peu crédible, ils ont acheté le livre papier). Voici pour commencer une sorte de douche froide, une réalité de terrain loin des positions idéologiques des uns et des autres, à commencer par mon commonisme. Le libre est censé m’offrir sur le long terme « des retours sur investissements indirects » mais, pour le moment, j’ai besoin de remplir mon frigo, et seuls les euros immédiatement perçus ont cette vertu (je rappelle qu’un auteur ne reçoit pas de salaire et qu’il est bien plus en insécurité qu’un intermittent).

Prolégomènes

Pour discuter du partage non-marchand, je dois poser quatre objectifs, donc aucun ne doit être sacrifié par toute solution proposée.

  1. Les créateurs ont besoin de temps pour créer.
  2. L’écart entre riches et pauvres doit être réduit.
  3. La liberté doit être préservée, voire augmentée.
  4. L’intérêt général prime sur les intérêts particuliers.

1. Les créateurs ont besoin de temps

J’avais commencé par écrire « Les créateurs ont besoin de gagner leur vie », puis je me suis ravisé. En effet, tout le monde a besoin d’argent, ce n’est pas propre aux créateurs qui, avant tout, ont envie d’assouvir leur désir de création. Beaucoup seraient très heureux si on leur permettait de vivre décemment et de laisser libre cour à leur imagination (prêts à ne rien gagner pour éventuellement gagner beaucoup). Pour créer, il faut du temps. Si on est obligé de travailler à côté, on finit par s’épuiser et par ne pas donner le maximum de soi-même.

Comment offrir du temps aux créateurs ? On peut les financer, on peut les héberger et les nourrir, on peut les commercialiser et les promouvoir. Ces trois formes de soutien coexistent aujourd’hui. Elles impliquent une sélection. Celui qui se déclare créateur ne peut automatiquement prétendre à une aide, encore moins à une commercialisation qui paye.

Comment voler du temps aux créateurs ? En consommant leurs créations sans les rémunérer. Certains partisans de la légalisation des échanges non-marchands prétendent un effet contraire grâce aux retours indirects qui malheureusement ne remplissent pas le frigo de tous les créateurs (même si ça marche pour George R. R. Martin).

Toute solution au sujet de l’échange des biens immatériels doit prendre en compte la situation économique des créateurs. Il s’agit de ne pas les paupériser davantage. Il faut donc maintenir leur niveau de vie, et même l’améliorer, tout en augmentant le nombre d’heureux élus.

2. Diminuer les inégalités

Dans l’Article 13 du préambule de la Constitution de 1946, on peut lire :

La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture.

Proposition indiscutable, pas facile à tenir pour les créations matérielles, une même pièce de théâtre ne peut être vue par tous. En revanche, dès que les créations se dématérialisent, rien techniquement n’empêche d’amener les œuvres chez chacun de nous.

Les médiathèques ont ainsi depuis longtemps démocratisé l’accès aux livres. Les riches vont les acheter en librairie, les moins riches les empruntent. Nous ne pouvons reculer sur ce droit avec la numérisation. Maintenant que les riches achètent les œuvres depuis leurs ordinateurs, les pauvres doivent de même pouvoir les emprunter. Ce n’est tout simplement pas discutable même si piratage possible (et même si risques de nuire à l’objectif 1). C’est la position commoniste, la gestion harmonieuse des communs, la culture étant un commun comme l’article 13 le déclare.

3. Préserver la liberté.

Liberté pour le créateur, liberté pour le consommateur. C’est là que les choses se compliquent. Si nous légalisons brutalement les échanges non-marchands, augmentant la liberté des consommateurs, nous réduisons immédiatement celles des créateurs.

  1. Nous leur ôtons le droit de libérer ou non leurs œuvres.
  2. La libération imposée s’apparente à un impôt, ce qui implique une perte de revenu, donc diminue le temps attribué à la création (à moins que libération engendre des revenus indirects ce qui reste à prouver).

Si nous interdisons les échanges non-marchands, nous nous opposons à la libre copie, aux libres échanges qui étaient jadis possibles avec les livres par exemple, nous réduisons la liberté du consommateur, et sommes forcés d’espionner, de contrôler, de pénaliser. La peur du piratage peut empêcher les médiathèques d’organiser les prêts numériques. Introduction d’une nouvelle discrimination en contradiction avec l’objectif 2.

Entre interdire les échanges et les pénaliser, il y a un monde. J’ai toujours partagé mes livres papier et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais plus partager mes ebooks, même si mes amis sont désormais innombrables (et qui va se plaindre de cette évolution). Revenir sur ce droit n’est pas discutable. En revanche, je ne vois pas pourquoi des opérateurs privés gagneraient des fortunes en organisant des partages qui ne rapportent rien aux créateurs. Le partage doit être une affaire privée ou respecter les droits des créateurs.

4. L’intérêt général

Amoindrir les revenus des auteurs les mieux payés ne me paraît pas gênant si ce sacrifice permet d’améliorer les objectifs 1, 2 et 3 pour le plus grand nombre. Le sacrifice de quelques-uns est parfois nécessaire pour le bénéfice de tous (par exemple, le sacrifice des esclavagistes pour le bénéfice de millions d’esclaves).

N’oublions pas que peu de créateurs vivent de leurs créations. Est-il légitime pour garantir leur revenu de brider la liberté de tous ?

Plus grave, si on pénalise les échanges non-marchands pour protéger les créateurs, on réduit les interactions possibles entre les individus (on les contrôle mieux), on limite la complexité sociale, on réduit au final la liberté de tous les citoyens (démonstration complète dans L’alternative nomade). Sous prétexte d’avoir voulu préserver la liberté des créateurs, on finit par réduire celle de tous, les créateurs compris (et on bride leur capacité créative sous prétexte d’avoir souhaité la préserver).

Dans un monde complexe, dominé par les boucles de feeback, les solutions de bon sens peuvent s’avérer dangereusement contre-productives. D’ailleurs, ceux qui bénéficient le plus des échanges non-marchands sont d’ores et déjà les stars comme George R. R. Martin. La copie leur apparaît comme de la publicité à moindre coût. Paradoxalement, ils ne seraient pas les plus affectés par la légalisation. Dans la logique capitaliste, la libération bénéficie toujours financièrement aux plus gros acteurs et renforce leur position dominante.

Existe-t-il une solution ?

  1. Pour maximiser la liberté, il ne faut pas brider les possibilités existentielles des individus créateurs ou non, donc ne pas pénaliser les échanges non-marchands dans le cadre privé (tout créateur en devenir est d’abord un individu, c’est la liberté qui l’amène à la création).
  2. Qui dit échanges non-marchands, légalisés ou non, autorisés ou non, dit perte de revenu pour les créateurs, et cela même en prenant en compte les retours indirects.
  3. La raison est assez terrible : la libre copie n’est qu’une des multiples conséquences de l’automatisation des processus physiques et conignitif qui impliquent de moins en moins de revenus pour ceux qui ne possèdent ni des robots ni des algorithmes. Elle entraîne un écart croissant entre riches et pauvres comme le montre Piketty
  4. Face à cette transformation, les créateurs n’ont pas un problème spécifique. La libre copie les affecte comme les caisses automatiques affectent les caissières. Une solution globale s’impose.
  5. Toute personne lésée par la révolution numérique et cognitive doit recevoir une compensation, parce que cette révolution implique une perte de revenu et un glissement progressif vers l’économie contributive.
  6. Compenser les créateurs et pas les autres citoyens serait donc une mesure discriminatoire.
  7. Je ne vois qu’une solution, relativement simple, décentralisée, prenant en compte l’évolution de la société sous l’impact des nouvelles technologies, c’est le revenu de base.

Les échanges ne sont pas pénalisés dans le cadre privé (mail, P2P…), mais interdits en public (blog, site de streaming, sites de partage…). Le revenu de base compense les manques à gagner des créateurs, tout en aidant les consommateurs à payer plus souvent. Et si les créateurs à haut revenu restent lésés, on verra ça comme un impôt supplémentaire. Et personne ne s’en plaindra, sauf au pire les rares intéressés.

Problème : le partage est là et on ne mettra pas en place le revenu de base du jour au lendemain. Je crois qu’il faut travailler à cette mesure et faire le dos rond dans cette attente. Ne pas pénaliser et accepter des pertes de revenus temporaires. Sans dramatiser, parce que c’est avant tout les best-sellers qui sont piratés, donc ceux qui génèrent de toute façon de l’argent, et bénéficient même du piratage.

Mais il serait indécent d’imposer le partage non-marchand à tous les créateurs avant l’avènement du revenu de base. On peut militer pour sa non-pénalisation. On peut partager soi-même. On ne peut devenir un dictateur du partage. On ne peut lutter pour la liberté en usant de la dictature.

Impasses et pistes…

  1. Rétribuer les créateurs en fonctions des échanges implique d’espionner pour comptabiliser. Je suis évidemment contre cette atteinte à la vie privée, ce qui condamne à mes yeux toutes les variantes de la licence globale, gigantesque usine à gaz (qui ne bénéficierait qu’aux blockbusters).
  2. Redistribuer une taxe sans comptabiliser revient à privilégier les créateurs du sérail. Je suis également contre cette forme de discrimination et guère enthousiasmé par le mécénat global.
  3. Les médiathèques pourraient adopter des technologies de prêts et rétribuer les créateurs sur un système de type Sofia. Si cette forme de prêt se démocratise, les distributeurs s’y opposeront. Cette mesure me paraît toutefois la plus acceptable compte tenu de l’objectif 4. La médiation de tiers est d’autant plus nécessaire que l’offre culturelle se démultiplie.

Pour résumer

  1. On travaille à la mise en place du revenu de base.
  2. En attendant, on ne pénalise pas les échanges non-marchands mais on ne les légalise pas (ils restent une affaire privée pour les consommateurs et un choix pour les créateurs commonistes).
  3. Les médiathèques mettent en place des services de prêts numériques.
  4. Les commonistes appliquent leur idéologie sans tenter de l’imposer à tous jusqu’à ce qu’elle devienne évidente pour tous (on construit le commonisme).
  5. Le revenu de base ne sera d’ailleurs possible qu’avec l’avènement d’une monnaie libre, pur produit de l’idéologie commoniste.

Je suis donc contre la pénalisation des échanges non-marchands et pour que les créateurs libèrent d’eux-mêmes leurs œuvres quand ils le souhaitent afin d’accompagner la transition vers la société de la contribution. Ce n’est pas à l’État par une loi de forcer ce changement qui implique une prise de conscience de tous. En revanche, il peut l’accompagner en poussant les médiathèques à mettre en place le prêt numérique.